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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/177

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à la liberté humaine de conjurer pour une part plus ou moins grande les chances funestes qui peuvent résulter de certaines lois. Je conviens pourtant qu’on peut appliquer avec une exactitude relative le terme de pessimisme à la doctrine qui semble conclure à une difficulté croissante dans les moyens d’existence et à une tendance des salaires à s’abaisser. Nous nous félicitons que l’idée d’orthodoxie ait cessé de s’y attacher si étroitement. Le nombre est aujourd’hui restreint des économistes qui persistent à considérer comme seule « orthodoxe » l’opinion émise par Turgot sur le salaire réduit au strict nécessaire, et à voir dans les principes de certains économistes anglais des dogmes infaillibles. Il en était autrement il y a moins de trente ans. On a paru comprendre qu’une école n’est pas une église, qu’une réunion d’économistes parlant même ex cathedra n’est pas un concile. C’est un progrès qui a son prix.

Un optimisme complet ne nous paraîtrait guère plus possible qu’un pessimisme absolu. Il faudrait par trop sortir de l’humanité pour déclarer qu’elle est parfaite et parfaitement heureuse. Le docteur Pangloss lui-même n’en demande pas tant. Il se contente d’opposer au mal son esprit de système et son impassibilité. Je ne jurerais pas que tel économiste ne donne parfois l’idée d’un Pangloss très sérieux et très spécieux. On peut soutenir qu’en histoire naturelle telle explication d’un Bernardin de Saint-Pierre rentre un peu dans cette catégorie. Le monde moral a aussi ses Bernardin de Saint-Pierre, lesquels, au lieu de se tenir dans les hautes généralités de l’optimisme de Leibniz, veulent toujours trouver à tout l’explication bonne, satisfaisante, tournée à l’honneur et au bonheur de l’espèce, et c’est dans ce détail extrême qu’ils risquent d’échouer. Nous tenons pour l’optimisme économique, en ce sens que nous croyons que le monde économique a des « lois », et que ces lois sont bienfaisantes, mais à travers combien de maux et de complications! Un optimisme tel que le nôtre pourrait bien sembler pessimiste à ces satisfaits un peu béats qui parlent du mal moral et de la misère comme de légères ombres sur un beau tableau dont l’éclat en est à peine obscurci.

En économie politique, l’optimisme est d’origine assez récente. On peut le faire dater d’un de nos maîtres les plus aimés, Frédéric Bastiat. L’ingénieux polémiste, le zélé et incisif défenseur du libre échange, est aussi un esprit généralisateur. A certains égards, le système exposé dans les Harmonies économiques pourrait être comme le pendant, dans l’ordre social, des Harmonies de la nature. Mais, si c’est la même philosophie générale, le détail est poussé moins loin chez l’économiste. Aussi bien pourrait-on dire que l’optimisme complet est encore moins facile avec les désordres moraux qu’avec les