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désordres physiques et qu’on peut encore moins faire abstraction des loups et des serpens dans l’histoire de l’humanité que dans l’histoire naturelle. Les Harmonies économiques ne sont pas moins une sorte d’hymne à l’espérance, et ce qu’il y a là de chaleur et d’enthousiasme semble justifier cette expression un peu poétique. Les chances d’amélioration de la destinée humaine sont opposées aux médecins tant-pis de l’école anglaise, et développées avec une grande richesse d’aperçus, avec un charme de persuasion qu’on s’étonne presque de rencontrer en matière si sérieuse, parfois si ardue. Il est visible que Bastiat a par là exercé quelque influence même sur nos nouveaux professeurs, qui, à d’autres égards, sont fort éloignés de sa méthode d’exposition et de son pur libéralisme. On ne saurait en effet regarder comme un optimisme chimérique cette idée que les hommes mis en rapport, tantôt pour se prêter une aide mutuelle, tantôt pour résoudre, après un libre débat, les questions d’intérêt qui les divisent et qu’ils sont tenus incessamment de régler, transportent nécessairement dans ces transactions quelque chose de leur nature raisonnable et morale. En général, ne sont-ils pas ramenés à certaines nécessités de bon sens et à certains principes élémentaires d’équité sous la pression de leur intérêt, même contenu par l’intérêt d’autrui? Il resterait à voir si ce même optimisme n’a pas, chez Bastiat et chez d’autres, été un peu excessif et systématique. Avant même de poser la question sur le terrain spécialement économique, que penser de cette doctrine qui attribue le mal dans le passé à des causes purement accidentelles et temporaires? Ainsi, Bastiat établit une division absolument tranchée dans la société en mettant d’un côté les spoliateurs, de l’autre les spoliés. On n’a peut-être pas assez remarqué ce qu’il y a de véritablement excessif dans ce procédé de polémiste plus que de philosophe. Non pas certes que nous ignorions qu’il y a eu des maîtres et des esclaves, des seigneurs et des serfs, des classes qui payaient l’impôt tandis que d’autres en étaient exemptes, en un mot, des privilégiés et d’autres qui faisaient les frais des privilèges. Tout cela est parfaitement vrai. Mais n’est-ce pas là une explication du passé trop insuffisante? Faire, avec le XVIIIe siècle, du mal le résultat presque exclusif de torts imputables aux volontés humaines, de l’égoïste méchanceté des uns, de l’ignorance et de l’avilissement des autres, n’est-ce pas une méthode historique défectueuse et qui supprime bien des motifs plus vrais, plus profonds, plus avouables, notamment dans la classification hiérarchique qui s’est établie entre les hommes? Cette façon de comprendre le passé peut être réputée du pessimisme au plus haut chef, ce qui paraît contradictoire, mais le fond optimiste survit dans l’idée que des circonstances funestes ont pu seules amener une déviation. On suppose qu’une