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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/215

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reprises avec le duc de Bordeaux ; il lui disait : «Je compte pour beaucoup dans ma vie d’avoir deux fois entretenu cet homme extraordinaire et d’avoir la certitude qu’il avait gardé de moi un souvenir honorable ; car, il faut bien le reconnaître, peu d’hommes ont exercé une aussi grande action sur leur pays et sur leur siècle. Son nom seul valait plus qu’une armée de cent mille hommes, et il ne faut pas oublier que lorsque sa terrible trompette sonnait à Cannes, tout fuyait jusqu’à Dunkerque. Oui, monseigneur, j’ai vu un tel homme, et je serais bien heureux si la Providence m’avait destiné à en voir quelque jour un second. »

On se convainc facilement en lisant le livre de M. Rousset, que si pur que fût leur légitimisme, les hommes de la vieille France qui, avant de se redonner aux Bourbons, avaient servi sous l’empereur, formaient une race à part, qu’ils se sentaient isolés et un peu dépaysés dans le camp des royalistes. Le lion les avait marqués de sa griffe, ils en gardèrent l’empreinte jusqu’au bout. Si nous avions à définir le marquis de Clermont-Tonnerre, nous dirions qu’il fut le zélé serviteur de la légitimité, mais qu’en matière de gouvernement, il ne croyait guère qu’à la méthode napoléonienne. Il aimait beaucoup ses rois, il goûtait médiocrement le régime, qu’il jugeait précaire et fragile, et il entrait un peu de scepticisme dans sa fidélité.

Il avait trop de bon sens pour se faire des illusions, pour s’imaginer que la Vendée fût la France. Il estimait que la vieille foi monarchique était morte, qu’en acceptant les Bourbons, la nation s’était prêtée à ses nouvelles destinées par indifférence et par lassitude. Quand Napoléon fut revenu sans coup férir de l’île d’Elbe aux Tuileries, il répondit au comte Mollien qui le félicitait de sa marche triomphale, de l’enthousiasme qui avait éclaté partout sur son passage : « Bah ! mon cher Mollien, le temps des complimens et des flatteries est passé. Ils m’ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres. » La France était fatiguée, elle s’en remettait à l’accident et au canon de Waterloo du soin de lui donner des maîtres, mais elle se réservait le bénéfice d’inventaire. Au mois de mars 1815, l’abbé de Montesquieu avait dit à M. de Vitrolles, qu’il traitait de ministre chouan : « Vous supposez qu’il y a des royalistes; en réalité, il n’y en a point, si ce n’est quelques vieux roquentins comme moi. » Vingt ans plus tard, M. de Clermont-Tonnerre osait dire à la duchesse d’Angoulême, qui bondit sur son fauteuil : « Sans doute la religion de la légitimité existe dans le cœur de quelques hommes, dans le sein de quelques familles, dans quelques portions d’un petit nombre de provinces; mais, hors de là, il faut bien l’avouer, la fidélité elle-même raisonne et veut, pour livrer au hasard les intérêts les plus chers, avoir au moins des garanties, que le roi, s’il remonte sur le trône, saura s’y maintenir. » Dès 1815,