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soient ruinés. Je connais toute sa famille de longue date ; c’est ce qui m’a obligé d’avoir soin de lui. Si vous voulez bien le prendre avec vous, comme commis ou comme attaché à votre personne, soit que vous le gardiez à l’un de ces titres si son service vous agrée, soit que vous le placiez quelque part dans le collège pour arriver au fellowship qu’il ambitionne à juste titre, je vous en aurai personnellement, aussi bien que pour lui, les plus grandes obligations. » La lettre est du 29 mai. Elle fut remise à son destinataire, car elle a été retrouvée dans les papiers de sir Robert Southwell ; mais, soit qu’elle n’ait pas produit l’effet souhaité, soit que Swift ait changé d’idée, dès le mois d’août il était de retour en Angleterre et à Moor-Park.

Nous possédons la contre-partie de la lettre de sir William dans un passage du Journal à Stella, qui précise la nature et la portée des griefs que Swift put avoir contre Moor-Park dans les commencemens. Le 3 avril 1711, il venait de chanter pouille à un ministre, qui s’était permis d’être de mauvaise humeur. « Je l’ai averti d’une chose, écrit-il, de ne jamais me témoigner de froideur, parce que je ne veux pas être traité en écolier ; j’ai déjà trop tâté de cela dans ma vie (je faisais allusion à sir William Temple). » Il y a loin de ce « traité en écolier » aux « indignités » que Swift aurait endurées à Moor-Park selon les uns. Il n’y a pas moins loin des légers torts de conduite qu’il put avoir aux sottises dont d’autres l’ont accusé. On se représente fort bien ce que devaient être les relations entre le vieil homme de cour, majestueux et poli, et cet échappé de collège, point dégrossi, la raillerie incarnée, parlant toujours quand il aurait fallu se taire et venu au monde avec un ton protecteur. Il y eut des chocs qui n’empêchèrent point de s’apprécier mutuellement. Swift trouvait chez Temple une bonne bibliothèque, des loisirs et la conversation d’un homme d’état expérimenté, qui l’initiait à tout, si bien qu’au sortir de Moor-Park il parlera et écrira en vieux publiciste rompu aux affaires. Temple n’avait pas été long à voir que son orageux secrétaire n’était pas un esprit ordinaire. Il lui confiait ses secrets, l’envoyait porter ses conseils au roi, et, lorsque celui-ci venait à Moor-Park pendant un accès de goutte, c’était Swift qu’on chargeait de le promener et de l’entretenir. Ce fut dans une de ces occasions que Guillaume, qui se connaissait en hommes, lui offrit une compagnie de cavalerie. Swift refusa, mais le roi garda son idée, car il ne voulut jamais se souvenir, après la mort de Temple, qu’il lui avait promis une place d’église pour son secrétaire.

Cependant l’impatience de son obscurité croissait d’autant plus, que Swift sentait pousser ses ailes. À cette époque, il se croyait poète, et, qui plus est, poète lyrique. Il faisait des odes, avec