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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/336

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apostrophes à la Muse, et où il tutoyait le roi Guillaume. Dryden, son parent, eut l’imprudence de s’écrier, en lisant une de ces pièces : « Cousin Swift, vous ne serez jamais poète ! » Cousin Swift lui revaudra cela plus tard. En attendant, il devient nerveux et agité. Au mois de juin 1694, n’y tenant plus, il repart pour l’Irlande, résolu à entrer dans l’église. Il laissait derrière lui, à Moor-Park, une fillette de treize ans destinée à jouer un grand rôle dans sa vie. Son nom était Esther Johnson, mais le monde la connaît sous son surnom de Stella. Sa mère était et amie et compagne » de lady Giffard, sœur de Temple et vivant avec lui. Swift s’était attaché à l’enfant. Il jouait avec elle, lui donnait des leçons d’écriture et essayait inutilement de lui apprendre l’orthographe.

La seconde fugue en Irlande ne fut point heureuse. Swift prit les ordres, obtint une petite prébende, et découvrit qu’il était encore plus ennuyeux d’être curé de campagne que secrétaire d’un goutteux. L’épisode de Varina, la première de ses victimes célèbres, ne suffit pas à le réconcilier avec son village. Varina, de son vrai nom miss Waring, n’est pour nous qu’une silhouette assez vague, et son histoire sera vite contée. Swift lui fit la cour comme à toutes les autres et, dans le désœuvrement de la campagne, la cour fut chaude. On possède une lettre à Varina qui est brûlante et débordante de passion, d’éloquence, de désespoir : sa vie est brisée si elle le refuse; il mourra tout à elle comme il a vécu; pleurera-t-elle au moins un peu en lui disant adieu? Pourquoi, au nom du ciel, ne pas l’avoir repoussé tout d’abord? Il supplie, reproche, s’emporte, jure qu’il va travailler à son avancement pour la mériter, débite mille extravagances et part pour Moor-Park, où il se décidait à retourner. La correspondance continue. Swift triomphe enfin au bout de trois ans, après la mort de Temple et son propre retour en Irlande, où il a une situation. Varina cède à son amour et le lui avoue dans une lettre. Aussitôt Swift prend la plume. Il énumère toutes les raisons qu’elle a de ne pas l’épouser et toutes les raisons, encore plus fortes, qu’il a de ne pas vouloir d’elle. « Vous aviez, lui dit-il, de l’éloignement pour moi et vous en avez encore ; vous trouviez ma fortune insuffisante, et elle n’est pas à présent dans une condition à vous être offerte. Si votre santé et ma fortune étaient ce qu’elles devraient être, je vous préférerais à toutes les femmes ; mais, dans l’état où sont l’une et l’autre, vous seriez certainement malheureuse. » Elle n’a pas du tout ce qu’il faut pour plaire à un homme de sa sorte et de son éducation. Elle manque de conversation, elle a mauvais caractère, une mère insipide, et elle raisonne quand Swift commande. « Je crois donc, poursuit-il, que je suis plus fondé à vous en vouloir de vos désirs à mon endroit, que vous ne l’êtes d’être fâchée de mes refus. » Si elle veut changer, il verra; il consentira