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son départ de lettres qui rappellent, par l’intensité et la véhémence de la passion, les lettres de la religieuse portugaise. Lui, répondait froidement. Il commençait à craindre des complications et il fut sérieusement alarmé lorsqu’en 1714 Vanessa, ayant perdu sa mère, manifesta l’intention de venir s’établir en Irlande, afin de voir souvent celui « qui serait sa divinité si elle était religieuse. » Swift se hâta de lui remontrer les inconvéniens de ce parti, le scandale inévitable, l’avertit qu’il « ne la verrait que très rarement, » mais garda pour lui le mot décisif, le seul qui aurait arrêté une fille aussi déterminée. Vanessa persista, arriva et s’arrangea pour vivre tantôt à Dublin, tantôt aux environs.

Il faudrait n’avoir jamais connu la province pour s’imaginer qu’un événement aussi extraordinaire pût rester ignoré vingt-quatre heures et que la principale intéressée n’en apprît pas à l’instant les détails. C’était la seconde jolie femme qu’on voyait arriver à Dublin pour le compte du doyen de Saint-Patrick, et il y avait de quoi occuper les imaginations et les langues. Tout contrarié qu’il fût, Swift ne put se résoudre à être franc. Il entreprit, avec plus d’audace que de sagesse, de jouer la scène de don Juan entre Charlotte et Mathurine, et cela, non pendant une heure, mais pendant des mois et des années. Vanessa devait ignorer les droits de Stella, Stella ne devait pas se douter de ce que Vanessa était pour lui. Swift crut avoir pourvu à tout en recommandant à Mlle Vanhomrigh de faire mettre l’adresse de ses lettres par une autre main, et en espaçant ses visites chez elle.

Il arriva ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Chacune sut qu’elle avait une rivale, et chacune employa pour s’assurer la victoire les moyens convenables à son caractère. On oublie les légers travers de Vanessa devant la fougue et la profondeur de son amour. « Je suis née, écrit-elle à Swift, avec des passions violentes, qui se confondent toutes en une seule, mon amour inexprimable pour vous. » Tarde-t-il à venir, elle se représente accablée sous « sa prodigieuse froideur, » mais, pour elle, rien ne la changera. « Imposez à ma passion les dernières contraintes, envoyez-moi aussi loin de vous que la terre le permettra, tant qu’il me restera la mémoire il ne sera pas en votre pouvoir d’effacer les idées charmantes que j’emporterai avec moi. Mon amour pour vous n’est pas seulement dans mon âme ; il n’y a pas un atome de mon corps qui ne fasse qu’un avec lui. » Un jour elle a cru s’apercevoir qu’il n’est plus le même pour elle. Ne me laissez pas, s’écrie-t-elle, « vivre une vie semblable à la mort, qui est la seule vie qui me reste si vous m’aimez moins! » Une autre fois, il est arrivé mécontent, irrité des embarras qu’il s’était créés lui-même ; il l’a regardée « du regard terrible qui lui ôte la parole, » et il a prononcé de ces mots cruels