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chef avait, la plupart du temps, cet air profondément ennuyé de la vie dont il était coutumier, qui certainement lui était naturel, mais qu’il ne laissait pas d’affecter un peu, comme seyant bien à l’auteur de René. Une habitude lui était familière : c’était de se poser tout droit devant la glace, les jambes écartées, le dos légèrement voûté, et les deux coudes appuyés sur le rebord de la cheminée, — car il n’était pas grand, — avec les mains passées dans ses cheveux et croisées sur son large front. Il n’était pas rare de le voir se regarder ainsi, face à face, pendant des quarts d’heure entiers. A quoi pensait-il alors ? A Mme Récamier et à l’immense besoin de la rejoindre prochainement, ainsi qu’il le lui jure à tant de reprises dans ses lettres, ou bien à sa rentrée prochaine au ministère des affaires étrangères, dont il assure dans ces mêmes lettres ne se soucier en aucune façon ? Libre à nous d’imaginer ce qu’il nous plaira. D’autres que Mme Récamier étaient toutefois en train, comme je le dirai tout à l’heure, de lui procurer en ce moment d’agréables distractions, et c’était bien de politique et des combinaisons ministérielles qui s’agitaient à Paris qu’il entretenait alors exclusivement mon père. Les grands hommes sont tous ainsi plus ou moins personnels et je me suis demandé parfois avec tristesse si cet égoïsme ne se mesurait pas trop exactement à leur supériorité même. En tout cas, nul doute à mon sens que, profondément absorbé dans sa propre contemplation, M. de Chateaubriand, comme tous ses pareils, ne songeât alors exclusivement qu’à lui-même.

Aux jours de la semaine, où la porte de l’ambassade n’était pas fermée, les visites des étrangers de distinction qui étaient de passage à Rome venaient tant soit peu déranger les rêveries de M. de Chateaubriand. Il n’en prenait pas volontiers son parti, parce qu’il lui fallait faire des frais de conversation et se mettre sur son beau-dire, surtout avec les Anglais et les Anglaises qu’il avait connus pendant son ambassade à Londres. Il savait que c’était l’habitude des nobles insulaires, particulièrement de leurs femmes et de leurs filles, de tenir un journal de voyage dont communication était habituellement donnée à quelques amis et parfois à la presse de la Grande-Bretagne. Quel plus bel ornement pour un album de voyage que le récit d’un entretien avec l’auteur d’Atala, avec René lui-même ! Il fallait donc absolument que René, mis sur ses gardes, fût, en semblables occasions, aussi éloquent que possible. Voici comment René s’en tirait et de quelle façon il a trouvé moyen, sans que cela lui en coûtât trop, de produire sur ses interlocutrices un effet auquel il tenait beaucoup, surtout quand elles étaient jolies. J’ai saisi nombre de fois la chose sur le vif, car en sortant de causer avec l’ambassadeur, on venait tout naturellement parler