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singulière ! mon père, bien étranger à la politique active, et fort éloigné de vouloir y prendre une part autre que celle résultant de sa situation de pair de France, recevait journellement, à cause de la sûreté de son commerce, les confidences de tous ces personnages, particulièrement celles de M. de Chateaubriand et de M. de Blacas, ces deux rivaux intimes, qui tous deux lui recommandaient le plus profond secret, qu’il gardait également à fun comme à l’autre. Voici ce que je lis dans une lettre que mon père adressait à cette époque à ma mère : « Je t’assure, écrivait-il, que nous autres, gens médiocres et paisibles, nous sommes bien heureux, en comparaison des gens plus distingués. Ce n’est pas à nous à les envier. Si tu avais vu ce pauvre grand homme, il t’aurait fait pitié. Depuis que je suis revenu de Naples, il a changé cinq fois de résolution. Ce n’est pas dans ses insomnies qu’il faisait ou défaisait ses projets. Il les annonçait tout haut comme positifs, puis il les culbutait le lendemain. A ma première visite, il m’a dit : « J’ai mon congé, mais heureusement il est facultatif, et je suis décidé à ne pas m’en servir ; je serais bien fâché d’être à Paris, encore plus qu’on y songeât à moi ; je veux rester ici bien tranquille ; je puis même vous dire avec confiance qu’avec toutes les dépenses que j’ai faites, si je quittais mon ambassade, je me trouverais ruiné une troisième fois ; tout m’engage à rester. » Quatre jours après, il m’a dit : « Je suis décidé, je profite de mon congé, je vais faire voir Naples à Mme de Chateaubriand, y passer une dizaine de jours, et, à la fin de ce mois, je serai à Paris. » Huit jours après, voilà le voyage de Naples décommandé, et il renonce, dit-il, à celui de Paris : « Tout le monde part de Rome ; plus de bruit, plus de ces réunions mondaines si importunes ; il va avoir le plaisir de passer un été des plus calmes ; il aura son temps à lui, et il s’apprête à louer une maison qui a une vue agréable sur le Capitole et sur le Campo-Vaccino. Il s’y ménagera un cabinet pour travailler, bien plus gai que tous les appartemens de son palais, et il restera à Rome aussi longtemps qu’on voudra l’y oublier… » Je m’absente quatre jours, et, à mon retour, j’apprends son départ précipité pour aujourd’hui même. Il m’a dit hier qu’il ne séjournerait pas à Paris et qu’il irait sur-le-champ aux eaux des Pyrénées. Je crois que c’est son projet, puisqu’il le dit, mais cela tiendra-t-il ? »

Ce qui tint bon, ce fut le voyage des Pyrénées, où M. de Chateaubriand rencontra le duc et la duchesse de Broglie, avec lesquels il était en train de faire bon ménage politique, quand, au mois d’août, ils furent les uns et les autres également surpris d’apprendre la nomination du ministère Polignac. Dans ses Mémoires, M. de Chateaubriand rend compte de toutes les hésitations que je viens de