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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/507

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raconter, mais y a-t-il donné les véritables motifs de son départ ? J’en doute fort aujourd’hui, et, dès lors, je le soupçonnais d’être surtout déterminé à rentrer en France par une raison plus forte que toutes les autres et dont il n’a jamais voulu convenir. Était-ce simple désir de revoir Mme Récamier, désir si passionnément exprimé dans toutes les lettres adressées à cette amie dont le nom, à ma connaissance, était à peine prononcé, du moins devant moi, au palais Simonetti, tandis qu’il résonnait continuellement de celui de la comtesse del Drago ? On pourrait le croire, car c’était à Mme Récamier qu’il écrivait, au mois d’avril 1820 : « Dans quinze jours, j’aurai mon congé et je pourrai vous voir ! Tout disparaît devant cette espérance ; je ne suis plus triste ; je ne songe plus aux ministres ni à la politique. Vous retrouver, voilà tout ; je donnerai tout le reste pour une obole. »

Vraiment ! est-ce bien là tout ce dont il se souciait ? Ne s’y joignait-il pas aussi le désir de retrouver à Paris cette jolie habitante de la rue delle Quatro Fontane, à laquelle les attachés de l’ambassade de France, tous jeunes gens de très bonne volonté, auraient été heureux de faire les honneurs de la ville de Rome, s’ils l’avaient seulement rencontrée ? Elle venait justement de quitter la ville éternelle, après nous avoir passé sous le nez à tous, tandis que notre ambassadeur avait eu seul le privilège de la dénichera notre barbe. Ainsi qu’elle s’est plu à nous le raconter avec des détails infiniment précis, Prudence était alors en train d’exercer ses plus vifs enchantemens sur l’homme d’état, déjà un peu mûr, qui, du palais Sîmonetti, lui avait envoyé ses ouvrages en lui écrivant : « Disposez d’eux et de moi. » Quand elle avait quitté Rome pour le devancer à Paris, c’était à elle qu’il avait confié que, selon toute apparence, d’après ce que lui annonçaient ses amis, il allait être nommé premier ministre ; et c’est pour elle qu’il ajoutait ces mots : « que désormais il n’allait agir qu’afin de lui plaire et qu’il mettrait le pouvoir et la France à ses pieds[1]. »

À quels pieds, en définitive, se proposait-il alors de mettre le pourvoir et la France ? À ceux de Prudence ou à ceux de Mme Récamier ? On ne le discerne pas très bien quand on lit ces protestations contradictoires écrites juste au même quart d’heure. Je crois que les chances de Mme Récamier étaient, après tout, de beaucoup les plus sérieuses. Le règne de Prudence fut brillant, mais éphémère. C’était d’ailleurs une reine de coulisses qu’il eût été difficile de produire au grand jour de la scène et dont les faveurs ne devaient être que passagères. Après quelques visites rendues chez elle, où il arrivait

  1. Mme de Saman : les Enchantemens de Prudence.