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tirent sans vergogne leur épingle du jeu. Les brusques changemens de front ne répugnent point aux Anglais. Ils prétendaient jadis que l’Afghanistan était la seule barrière qu’ils pussent opposer aux envahissemens de la Russie, et ils s’écriaient : « Malheur à qui touche à l’émir ! » Éclairés par la grâce d’en-haut, ils déclarent aujourd’hui que la théorie des zones neutres, des états-tampons, ou buffer states, n’est qu’une pure chimère, un sot préjugé, things of the past, et lord Salisbury, comme lord Kimberley, comme le duc d’Argyll, affirme désormais que, pour arrêter la Russie, il faut reporter la ligne de défense jusque sur la frontière même de l’Inde, jusqu’aux monts Soliman et au bassin de l’Indus, dont on rendra les passages inaccessibles et infranchissables en les hérissant de fortifications. Au système des tampons on substitue, comme nous le disions, le système des verrous. Il en coûtera 200 millions, on ne regardera pas à la dépense.

En vain certaines feuilles étrangères, qui aiment à brouiller les cartes et cherchent leur bien dans le mal d’autrui, prennent-elles un malin plaisir à répéter aux Anglais, chaque matin, que par leurs concessions débonnaires, ils compromettent leur prestige et diminuent leur situation dans le monde. Les Anglais ne se croient pas tenus de s’exposer à des désastres pour venger des déconvenues ni de compromettre leurs intérêts par leurs passions. Ils jugent, fort sagement, que le point d’honneur n’a rien à démêler avec la politique, et que le meilleur parti qu’ils puissent prendre est de profiter de la fâcheuse expérience qu’ils viennent de faire en multipliant leurs précautions pour se garer des dangers à venir. — « Les Anglais ont mille fois raison, nous disait un diplomate ; quoi qu’il arrive, ils sauront garder leur prestige. La Grande-Bretagne ressemble à ces très grandes dames qui peuvent se permettre d’avoir des faiblesses ; le monde ferme les yeux sur leurs peccadilles et sur les accrocs qu’elles ont pu faire à leur réputation, et on continue à les recevoir dans la meilleure compagnie. Sans contredit, notre voisine traverse en ce moment, une crise désagréable ; elle n’en sera pas moins la Grande-Bretagne. »

Mais si l’Angleterre se soumet à son sort, elle ne s’y résigne que malgré elle, de mauvaise grâce, à son corps défendant, et comme rien n’est plus propre à soulager notre cœur dans les disgrâces qui nous surviennent, que de pouvoir les imputer à la maladresse d’un ami et charger de nos imprécations ce bouc émissaire, que nous rendons responsable de nos chagrins, les Anglais s’accordent à décharger leur bile sur M. Gladstone. C’est une situation bizarre crue la sienne. On le maudit, mais on n’a garde de le renverser, parce qu’en définitive on approuve sa politique et sa prudence et qu’on l’envisage comme le seul homme qui puisse liquider les affaires du Soudan et négocier un traité de paix avec la Russie. Si les tories revenaient au pouvoir, M. de