gouvernement anglais ne fût amené à une appréciation plus exacte de l’état des choses dans le Turkestan. Il avait donc envoyé à Londres, en mission spéciale, dès le commencement de février, un ingénieur, né en France, mais naturalisé Russe, M. Lessar, qui, depuis dix ans, n’avait cessé de parcourir le Turkestan dans tous les sens, et qui était chargé de faire les avant-projets des chemins de fer d’Askabad à Sarakhs et à Merv : personne ne connaissait mieux que cet ingénieur la contrée où la commission mixte devait opérer. M. Lessar exposa à lord Granville que la haute chaîne du Paropamisus qui forme la vallée de l’Hériroud et derrière laquelle se trouve Hérat, est précédée de plusieurs chaînons qui décrivent comme elle un demi-cercle de l’ouest à l’est et viennent se rattacher à son pic le plus élevé comme à un nœud commun. Ces chaînes secondaires, qui forment comme des échelons successifs, sont de moins en moins élevées à mesure qu’on s’avance vers le nord : la dernière est celle des monts Burkhout, au milieu de laquelle se trouve la passe de Robat, le seul point de toute la région qui ait une véritable importance ; cette passe, en effet, donne entrée dans la province de Budghiz, qui a toujours suivi le sort d’Hérat : à l’est de cette province, dans les divers chaînons qui se rattachent au Paropamisus, se trouvent les Khar-Aïmack, c’est-à-dire les quatre grandes tribus nomades qui relèvent de l’Afghanistan et qui sont, en allant de l’ouest à l’est, les Tymouris, les Talmounis, les Djeraschidis et les Firouzkouhis. On ne pouvait contester à l’Afghanistan aucune parcelle du territoire occupé par ces tribus ; mais en face d’elles se trouvent les tribus turcomanes : entre l’Oxus et le Mourghab, les Usbegs, qu’une haine héréditaire, datant de plusieurs siècles, rond les ennemis irréconciliables des Afghans ; sur les rives du Mourghab, les Saryks, et entre le Mourghab et l’Hériroud les Salors, qui sont tous sunnites et détestent les Afghans comme hérétiques ; mais Afghans et Turcomans sont également nomades et mènent le même genre d’existence. Le Karakoum ou mer de Sable, s’arrête un peu au nord de Merv et fait place à la steppe qui s’étend jusqu’aux montagnes. Après les pluies du printemps et la fonte des neiges, la steppe se couvre en quelques jours d’une végétation luxuriante, mais éphémère. Les nomades descendent vers le nord avec leurs troupeaux : quand les pâturages sont épuisés et que la saison rigoureuse approche, ils remontent vers le sud pour hiverner dans les vallées abritées. Les uns et les autres connaissent parfaitement les pâturages, dont ils ont la jouissance immémoriale et ne se permettent ni ne tolèrent aucun empiétement. M. Lessar soutenait donc que, dans la détermination de la frontière, on devait être guidé surtout par les considérations ethnographiques et éviter de morceler les tribus et les territoires.
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