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se rappeler sa mère jusqu’à l’âge mûr. Ce fut alors qu’elle eut l’occasion de voir la chambre où sa mère était morte. Quoiqu’elle l’ignorât, en entrant dans cette chambre elle tressaillit, et comme on lui demandait la cause de son émotion : « J’ai, dit-elle, l’impression distincte d’être venue autrefois dans cette chambre. Il y avait dans ce coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur moi et pleura[1]. » Cette impression distincte et cependant indéfinissable constitue la reconnaissance ; et c’est sur ce difficile problème de la reconnaissance que vient se concentrer la lutte entre les partisans de l’automatisme et ceux du « pur esprit. » Tandis que MM. Spencer, Maudsley, Taine et Ribot verront de nouveau dans la conscience un simple « appareil enregistreur, » M. Ravaisson, M. Janet, M. Renouvier, M. Ferri, s’inspirant de Platon et de Leibniz, déclareront que le propre de l’esprit est de reconnaître les semblables, jugement qui n’a rien de machinal et suppose la réduction des idées à l’unité d’une même conscience. Il n’y a plus là, selon eux, une simple série de fantômes intérieurs qui défilent sans autre lien que leur rapprochement fortuit ; c’est un système lié où les diverses parties se supposent et se complètent. Leibniz n’accordait aux animaux que les simples « consécutions d’images, » et il faisait consister la part de l’esprit dans la reconnaissance des rapports entre le présent et le passé.

À ce problème de la reconnaissance des souvenirs s’en ajoute un autre aussi difficile : celui de leur « localisation dans la durée, » qui ne préoccupe pas moins la psychologie contemporaine. Tant qu’il n’y a en nous qu’un jeu d’images se conservant, puis se réveillant à un moment donné, — par exemple l’image d’une chambre et d’une dame couchée dans son lit, — il n’y a pas encore de vrai souvenir. En effet, tout reste présent, et le rapport avec le passé n’existe pas encore ; or, ce rapport est essentiel pour qu’on puisse dire : Je me souviens. De là une nouvelle question : — Par quel artifice intérieur puis-je rapporter l’image présente à la sensation passée qui n’est plus ? — Nous sommes loin de l’époque où Reid, après s’être posé ce grand problème, concluait qu’il faut renoncer à expliquer la merveille : « C’est qu’il a plu à Dieu, disait-il, de nous donner la connaissance directe et immédiate du passé. » Avec ce miracle trop opportun Reid admettait une contradiction dans les termes. La présence immédiate du passé dans notre conscience est contradictoire, puisque le passé est, par définition même, ce qui n’est plus présent. Et d’ailleurs, le cerveau ne peut jamais être deux fois dans le même état, pas plus que notre pensée, à laquelle

  1. Abercrombie, Essay on intellectual powers, p. 120. Cité par M. Ribot, p. 143.