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aisée et la conclusion est-elle aussi évidente qu’on le suppose ? « Lorsqu’une idée, dit à son tour M. Maudsley, devient de nouveau active, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, plus la conscience que ce n’est qu’une reproduction : c’est la même idée, plus la conscience qu’elle est la même. » Mais cette conscience est précisément ce qu’il y a de moins « simple » à expliquer, et elle ne saurait se confondre avec la reproduction pure : il ne suffit pas, avec M. Spencer, de déclarer les deux choses identiques pour se tirer d’embarras. En fait, elles sont séparables dans la mémoire même ; la reproduction des semblables peut avoir lieu automatiquement sans être reconnue par la conscience. La pathologie montre la possibilité de cette séparation[1]. Autre chose est donc la suggestion de plusieurs images par leur ressemblance, qui les a fait surgir nécessairement dans notre mémoire ; autre chose est l’acte de jugement par lequel je m’aperçois de leur similitude.

Les Anglais appellent quelquefois la reconnaissance d’un nom expressif : le « sentiment de la familiarité. » A-t-on quelquefois réfléchi à cette chose étrange et cependant continuelle en nous ? Parfois nous ne pouvons nous rappeler où nous avons vu un visage, où nous avons lu une phrase, et cependant nous sentons que ce visage n’est pas nouveau, que cette phrase nous est déjà familière, à un

  1. Macaulay parle d’un écrivain anglais dont la mémoire était à la fois extrêmement puissante et extrêmement faible au déclin de sa vie. Si on lui lisait quelque chose dans la soirée, il se réveillait le lendemain matin l’esprit plein des pensées et des expressions entendues la veille, et il les écrivait de la meilleure foi du monde, sans se douter qu’elles ne lui appartenaient pas. Ainsi la conservation et la reproduction avaient lieu, mais non la reconnaissance. A la fin de sa vie, Linné prenait plaisir à lire ses propres œuvres, et quand il était lancé dans cette lecture, oubliant qu’il était l’auteur, il s’écriait : « Que c’est beau ! que je voudrais avoir écrit cela ! » On récita un jour, devant Walter Scott vieillissant, un poème qui lui plut ; il demanda le nom de l’auteur : c’était un chant de son Pirate. M. Maury avait perdu un manuscrit et avait renoncé à publier son travail. Un jour cependant on le prie de le reprendre. Il imagine, du moins à ce qu’il croit, un nouveau début. Un hasard lui lait retrouver ensuite l’ancien : les deux étaient identiques ou à peu près. (Cité par M. Delboeuf ; Revue philosophique, p. 42.) M. Richet hypnotise une femme et lui dit : « Quand vous serez réveillée, vous prendrez ce livre qui est sur la table et vous le remettrez dans ma bibliothèque. » Une fois réveillée, la femme se frotte les yeux, regarde autour d’elle d’un air étonné, met son chapeau pour sortir, puis, avant de sortir, jette un coup d’œil sur la table : elle voit le livre en question, le prend, lit le titre : « Tiens, vous lisez Montaigne. Je vais le remettre à sa place. » Et elle le range dans la bibliothèque. M. Richet lui demande pourquoi elle a fait cela : cette question l’étonne. Elle ne se souvient pas de l’ordre qui lui a été donné ; il y a eu reproduction d’une idée sans reconnaissance. « Une autre fois, je lui dis pendant son sommeil : Vous prendrez le mouchoir de M. O.., et vous le jetterez dans le fou. Réveillée, elle veut prendre un mouchoir et ne veut prendre que celui de O… Et après divers prétextes, elle jette le mouchoir au feu. » Encore une pensée suggérée, puis reproduite, et non reconnue comme telle.