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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/228

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de nous le dire plus clairement : — « Qu’attendez-vous ? me demande Norbert, s’écriait l’autre jour M. Francisque Sarcey. Il me prend pour un des héros de Bel-Ami ! — Eh bien ! mais j’attends le plaisir de voir croître les enfans qui sont nés de moi et d’en faire des hommes. N’est-ce donc rien que cela ? Et alors même que la nature m’eût refusé une famille, j’aurais mille choses à attendre de la vie, ne fût-ce que la joie de répandre des idées que je crois utiles, ne fût-ce que la douceur de cultiver mon jardin. J’en reviens toujours au mot de Candide : « Cultivons notre jardin, » c’est la suprême sagesse, c’est l’unique bonheur ; tout le reste est de surcroît. » O pouvoir des préjugés ! M. Francisque Sarcey, depuis vingt-cinq ou trente ans qu’il le cite, ne s’est donc pas aperçu que le mot de Voltaire : « Cultivons notre jardin » n’est qu’une autre version du mot non moins fameux de Pascal : Abêtissez-vous ! et qu’il prenait ainsi pour une solution ce qui, de la part de Pascal comme de celle de Voltaire, équivaut à la déclaration qu’ils n’en ont point à nous donner ? Aussi bien nos pessimistes cultivent leur jardin, ils y font même pousser des plantes rares, des hybrides extraordinaires, ils travaillent entre temps à répandre des idées qu’ils croient justes, utiles, bienfaisantes peut-être ; et cependant ils restent pessimistes. L’auteur de Bel-Ami cultive son jardin depuis tantôt dix ans, et en voilà bien douze que l’auteur de Cruelle Énigme a commencé de répandre ses idées.

« Pour celui qui se sentirait du cœur et qui voudrait vivre en communion avec les couches nouvelles, s’écriait à son tour M. Dionys Ordinaire, qui daignerait voir la ferme, l’atelier, causer avec les humbles, les faibles, les misérables, quel trésor de découvertes, d’observations, que de bien à faire ! que de grandes choses à créer ! .. Je vous donne à cultiver un champ immense, presque inexploré, où poètes, moralistes, philosophes, hommes d’action peuvent cueillir des gerbes à pleines brassées. » Des mots ! monsieur Ordinaire ; des mots ! Si je suis ainsi fait que le mystère de la vie me préoccupe et me tourmente, ce n’est pas aux champs ni dans les ateliers que j’en trouverai l’explication ou l’oubli. Et puis vous résolvez la question par la question. Ce que l’on refusait d’accepter, en effet, et avant même que vous l’eussiez offert, c’était précisément l’existence de « ce champ immense et presque inexploré » que vous conviez le pessimisme à reconnaître et à cultiver. Où vous voyez un « trésor de découvertes à faire, » et « tant de grandes choses à créer, » nos pessimistes ne le sont que parce qu’au contraire ils n’y discernent rien, rien à créer et rien à découvrir. Et quand enfin vous leur parlez de ceux qui se soutiennent « par l’espoir d’un avenir meilleur, » ils ne seraient pas ce que vous leur reprochez d’être s’ils ne se tenaient fermement assurés de l’inanité de cet avenir et de la folie de cet espoir. Mais c’est le moment ici d’introduire M. Paul