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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/229

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Bourget, et de caractériser la nature de son pessimisme, lequel, s’il aboutit nécessairement aux mêmes conclusions que celui de M. de Maupassant, y arrive toutefois, comme nous allons voir, par des chemins assez différens.

L’idée de la mort ne préoccupe pas outre mesure, ou, du moins, ne hante pas la pensée de M. Bourget. De quelques détails sur lui-même, qu’il ne regarde pas à nous prodiguer dans ses récits, sous le masque, il est vrai, mais un masque transparent, on peut même induire que son pessimisme, tout philosophique, ne gouverne pas trop tyranniquement ses façons habituelles de vivre. M. Bourget parait, comme l’on dit, aimer les bonnes choses, et s’y délecter enfin épicurien. Il n’en est pas moins pour cela véritablement et foncièrement pessimiste, et le pessimisme lui a, d’ailleurs, jusqu’ici trop bien réussi pour qu’il n’y enfonce pas chaque jour davantage. Or, son pessimisme est fait d’un peu de fatalisme et de beaucoup de scepticisme à l’égard précisément de ce progrès que M. Dionys Ordinaire affirme, je l’entends bien, mais ne démontre pas. Supposé qu’il soit idéalement possible de prendre avec l’inclémente nature des arrangemens pour notre bonheur, il ne semble pas à M. Bourget qu’il dépende de nous de les réaliser au gré de nos désirs ; et il lui parait encore bien moins que l’exercice de notre intelligence et celui de notre volonté puissent échapper à la toute-puissance de certaines servitudes qui nous retiennent dans l’animalité. « Nous pouvons nous enorgueillir à bon droit de tant de progrès accomplis, — disait Michelet, qui n’est pas suspect, voilà tantôt un demi-siècle, — et cependant le cœur se serre à voir que, dans ce progrès de toutes choses, la force morale n’a point augmenté. » C’est ce que M. Bourget traduit au goût du jour en nous montrant dans les hommes « des animaux féroces à peine masqués de convenances, » dont la férocité rappelle brusquement dans l’extrême civilisation « le mâle primitif, » comme il dit encore, ou, selon le mot de M. Taine, « le gorille lubrique » dont il est convenu que nous descendons.

Passons aux preuves. Voici ce jeune homme, nous l’appellerons Hubert Liauran, bien né, bien élevé, qui n’a dans son hérédité que traditions d’honneur, comme dans son éducation que leçons de délicatesse ; une aïeule, une mère encore jeune l’ont entouré de tout ce que la noblesse du cœur et l’horreur instinctive du vice peuvent suggérer de soins tendres et de précautions exquises dans leur puérilité ; lui-même, tel qu’il est, semblait fait pour y répondre, ou plutôt y avait répondu… A quoi bon ? autant en emporte la première odeur de femme qu’il respire ; et le voilà devenu « comme les autres, » encore que l’on eût tout fait justement et uniquement pour qu’il ne fût pas « comme les autres. » Voici maintenant cette jeune femme, appelons-la Thérèse de Sauve, déjà pervertie par le monde, mais capable encore d’amour, d’un amour sincère, d’un amour profond ; il s’offre à