elle, et, avec cette facilité des femmes à changer les vrais noms des choses, elle s’y précipite comme elle ferait dans le repentir, la pénitence, l’expiation ; quel autre amour pourrait mieux la préserver d’une rechute ? Malheureusement, il y a quelque chose en elle qui n’est pas elle, une « chair de péché, » des sens, une imagination dont elle n’est pas maîtresse, et voilà qu’elle retombe aux bras du premier don Juan de casino qui passe. On a reconnu Cruelle Énigme : c’est, en effet, tout le roman et c’est tout le pessimisme de M. Bourget. Nous ne sommes pas les maîtres de ce qu’il survit en nous d’une ancienne existence ; des liens que nous ne savons pas nous rattachent à nos plus obscures origines ; nous sommes les esclaves ou les jouets d’une force qui n’est pas nous, mais qui continue toujours de sommeiller en nous ; et, depuis des milliers d’années ou de siècles peut-être que nous croyons avoir triomphé de la nature et de ses pièges, nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour nous revoir tels que nous étions dans les cavernes de la Vézère et les forêts préhistoriques.
Nous ne discutons pas, nous expliquons ; car il nous semble qu’en général on n’a pas très bien vu où M. Paul. Bourget avait mis son énigme. Empressons-nous seulement d’ajouter que la faute n’est pas moins à lui qu’à ses lecteurs. Ce qui fait en effet son originalité, si nous entrons un peu dans le détail de ses intentions, fait aussi sa faiblesse, dès que nous le lisons comme on lit un romancier. Ou, en d’autres termes, il a fait preuve dans ce récit de beaucoup de qualités d’esprit et d’une force de pensée que l’on ne rencontre guère dans le roman, mais il manque, en revanche, de bien des qualités, et notamment d’une franchise de facture, qui sont requises dans le roman.
C’est ainsi, tout d’abord, que ses personnages ne vivent pas, et, qu’au rebours de la plupart de nos naturalistes, il a l’air, lui, de les avoir inventés, mais non pas rencontrés. Je suis surtout frappé du manque de relief et de réalité de ses personnages secondaires, — ceux qui ne servent qu’à l’intrigue, — de ce qu’il y a d’indécis et surtout de banal dans le dessin qu’il nous en donne. Ils n’ont pas été vus, et nous ne les voyons pas ; ils aspirent à l’existence, mais ils n’y parviennent pas ; ce sont des noms auxquels il manque un corps, et nous nous demandons si M. Bourget sera jamais homme à le leur donner. Ceci ne laisse d’avoir son importance. C’est aux personnages d’arrière-plan, à leur degré de consistance réelle, que se reconnaît le don de la vie chez le romancier. Car pour les personnages principaux, toutes les fois que l’on n’atteint pas au chef-d’œuvre, il est d’autant plus difficile de leur communiquer cette apparence de vie qu’on a voulu y incarner, si je puis ainsi dire, plus de sentiment et plus de pensée. Ils demeurent ce que l’on appelle des abstractions réalisées. C’est le cas d’Hubert Liauran et c’est le cas de Thérèse de Sauve. A force de vouloir exprimer les idées de M. Bourget sur le monde et sur la vie,