Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Thérèse de Sauve et Hubert Liauran en oublient de vivre pour leur compte. Cela tient sans doute à la préoccupation habituelle de M. Bourget : il cherche à formuler des « lois psychologiques, » — la loi du remords, la loi de la jalousie, la loi de l’amour, la loi de la corruption ; — et il place donc ses personnages dans les situations qu’il lui faut pour y énoncer tour à tour toutes les lois qu’il a découvertes. Mais cela tient peut-être davantage encore à ce que M. Bourget, lui non plus, n’a pas encore complètement dégagé sa personnalité de l’influence de ses maîtres, aussi nombreux que divers, à commencer par Spinoza pour finir au plus récent de tous : ce dégoûté, ce pleurard et cet impuissant d’Amiel. Il y a bien des observations, dans ce livre, qui n’appartiennent qu’à M. Bourget, et qui sont neuves, qui sont fines, quelques-unes même profondes ; il y en a trop qui ne sont pas de lui, ou qui ne sont de lui qu’à travers un maître. C’est ainsi que son Hubert ne dirait pas, en se promenant avec sa Thérèse, « qu’il lui semble n’avoir jamais ouvert les yeux sur un paysage avant cette minute, » si M. Bourget n’avait trouvé dans le Journal d’Amiel cette phrase, d’ailleurs trop vantée, « qu’un paysage est un état de l’âme. » Et c’est encore ainsi qu’il me paraît certain que M. Bourget ne nous aurait pas donné l’analyse aiguë et hardie qu’il nous a donnée de la jalousie si Spinoza, dans son Éthique, n’avait développé la trente-cinquième proposition du troisième livre par un certain scolie… que la pudeur m’interdit de citer.

Il y a là quelque chose d’assez singulier. Parmi nos jeunes écrivains, je n’en connais pas un qui puisse, à plus juste titre que M. Paul Bourget, se piquer de penser par lui-même, et, cependant, quoi qu’il écrive, on y sent toujours l’influence de quelqu’un : de Baudelaire et de M. Leconte de Lisle dans ses vers, de M. Taine et de M. Renan dans sa critique, de Balzac dans ses romans, et d’un ou deux autres encore. Ouvrez Cruelle Énigme : « Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien la sorte de mélancolie sans analogue qu’inflige une trop complète ressemblance entre une mère et sa fille ; » et, trois pages plus loin : « Toutes les personnes qui ont un peu étudié le caractère du vieux garçon et du vieil officier, — cela fait comme deux célibats l’un sur l’autre, — comprendront, au simple énoncé de ces faits ; quelle place cette mère et cette fille occupaient dans l’existence du général, u Ce sont les formules et la phraséologie même de Balzac. C’en est aussi le procédé dans la nature et le choix des détails. « Napoléon était tombé du trône trop tôt pour récompenser comme il voulait cet officier qui lui avait sauvé la vie dans la campagne de Russie ; » ou encore : « De ci, de là, des miniatures représentaient des hommes et des femmes de l’ancien régime, car Mme Castel est une demoiselle de Trans, des Trans de Provence. » Aucun colonel Castel n’ayant d’ailleurs « sauvé la vie » à Napoléon, et les « Trans de Provence » ne tenant aucun rôle dans Cruelle Énigme, je me permettrai