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doublée de sagacité et ne se laisse pas prendre aux grands airs de MM. les châtelains. Mais le menu peuple, condamné à la faiblesse par son isolement, n’a aucune force de résistance ni d’attaque dans la mêlée politique. Il compose une sorte de matière plastique que l’administration façonne à son gré et qui lui échappe avec la même facilité. Ces gens-là tiennent du roseau plus que du chêne.

De l’autre côté de la forêt, l’aspect du pays change. Aux vallons accidentés succède un sol plat, coupé de haies vives, avec des alternatives de labours et de landes. Cette région présente la plus grande analogie avec le Bocage vendéen. Des chemins primitifs, aux ornières profondes, s’enfoncent et tournent sous les doubles rangées de chênes trapus, au tronc vidé par le temps. Comment les lourds chariots de bœufs peuvent circuler à travers les fondrières qui ne sèchent jamais, franchir des pentes invraisemblables, rouler et tanguer comme des bateaux en mer, et cependant arriver au but, c’est ce que les inventeurs du pavé de bois auraient quelque peine à comprendre, mais qui eût paru tout simple aux contemporains de saint Louis. Les bœufs à la robe fauve tachée de boue, aux maigres fanons, attelés deux par deux sous le joug, poursuivent leur marche sans jamais ralentir ni presser l’allure. Non moins flegmatique, le bouvier va devant, son aiguillon sur l’épaule, grave comme un porte-croix. Il chante une chanson monotone qui, dans son opinion, soutient le pas de son attelage ; cela s’appelle arauder les bœufs. Il est difficile de voir par quels signes extérieurs ces bêtes manifestent leur satisfaction ; mais on serait mal vu dans le pays si l’on mettait en doute l’efficacité de cette musique. L’aspect d’un pareil équipage en dit plus qu’un gros volume sur les mœurs des habitans. Qui peut suivre ainsi son chemin sans se presser, sans éviter un détour, sans interrompre sa chanson, est un homme que l’inquiétude du siècle n’a pas mordu à fond. Un autre trait de cet étrange et charmant pays, c’est qu’une fois engagé dans le dédale compliqué des routes, on fait plusieurs lieues sans aucun l’horizon. La forêt se confond avec le village ; et pour apercevoir un clocher, à moins d’être devant l’église, il faudrait grimper sur un arbre. C’est une vie douce, sinon très active, celle à qui l’horizon fait défaut. La pensée ne franchit pas si rapidement les distances, mais elle n’embrasse rien que la volonté ne puisse atteindre. Il semble qu’un pays si fermé et si bien clos est moins ouvert au souille des idées nouvelles. Ces haies vénérables, barrières vivantes qui ont arrêté longtemps la révolution, ne cachent plus aucun fusil de chouan, mais il leur reste la force d’inertie. Elles ralentissent l’invasion des courants du dehors. Elles enveloppent de leur réseau