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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/415

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politique et le dernier soldat de l’empire en Occident ; mais le troisième a cédé au courant des choses : de Romulus Augustule il est passé à Odoacre, d’Odoacre à Théodoric. Le dernier et le plus illustre a été le principal ministre de Théodoric et de ses successeurs. Il a conduit la vieille machine administrative remise en état, et il a écrit pour ses maîtres les formules des dignités antiques. Il a mis au service de Théodoric son érudition ; il fait de lui, dans les lettres qu’il compose en son nom, un savant qui reprend l’histoire de l’architecture depuis les Cyclopes quand il écrit à un architecte, celle de la musique depuis Orphée quand il écrit à un musicien ; il lui prête des mots d’artiste qui sent toutes les délicatesses de l’art et en jouit. Il vieillit ainsi ce parvenu ; il vieillit aussi la famille royale et le peuple des Goths, car il démontre l’identité des Goths et des Gèles, transforme les Amazones en femmes gothes et fait de Théodoric un successeur de Zalmoxis et de Sitalkès. Il y avait là de quoi consoler les descendans de Romulus de la nécessité de lui obéir, et Cassiodore le leur dit en propres termes. Un si bon serviteur faisait plus que compenser pour Théodoric le dédain des Symmaque et des Boèce.

Combien de temps aurait duré cette opposition, même chez les meilleurs ? L’exemple de Sidoine nous montre qu’il y avait parmi eux bien peu d’irréconciliables. Il est un des héros de la résistance de l’Arvernie contre les Wisigoths. Évêque de Clermont, il défend sa ville épiscopale avec une énergie désespérée. Quand la province a été enfin cédée aux Goths, il s’indigne contre l’évêque de Marseille, qui a négocié le traité ; comment a-t-on pu livrer aux barbares ces nobles Arvernes, qui descendent des Troyens aussi bien que les Latins ? Et il regrette, en son style, ces années de luttes, où les épées étaient grasses de sang et les estomacs amaigris par le jeûne ; il demande à être encore assiégé, à combattre encore, à être encore affamé. Mais lui aussi finit par céder à la force des choses. Il n’avait pas dédaigné, au temps où les Wisigoths n’étaient pas encore les ennemis de l’Arvernie, de faire sa cour à leur roi ; même il avait joué aux dés avec lui, et, pour le mettre en belle humeur, s’était laissé battre : « J’avais quelque chose à demander ; je me fais battre, heureuse défaite ! » Quand ces odieux Wisigoths eurent pris sa province, il dut s’exiler pour un temps ; mais, au retour, il voulut saluer Euric à Bordeaux ; le roi lui fit attendre pendant deux mois son audience. Sidoine s’en console dans un petit poème : « Le monde entier n’attend-il pas aussi bien que lui ? » Et le voilà qui décrit tout un cortège de supplians : le Saxon, habitué à la mer et qui tremble pourtant sur le sol ; le Sicambre, qui laisse repousser sa chevelure, coupée après la défaite ; le Burgonde, qui plie sur le genou son corps de sept pieds,