Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pénétrer parmi l’égoïsme des peuples l’aurore d’une politique humaine. Protégée par ses victoires et surtout par ses services, elle crut son empire fondé à la fois sur la force et sur la reconnaissance, et se sentit trop nécessaire au monde pour rien craindre. Fière de sa population croissante, certaine que l’héroïsme des ancêtres se transmettait avec leur sang, elle cessa d’exercer sa jeunesse à la rude vie des camps : elle se contenta de donner à tout citoyen des armes et de lui luire jurer qu’il s’en servirait en homme.

Cependant grandissait aux frontières de la Macédoine un peuple obscur, peu nombreux, barbare, adonné pour toute science aux combats. Dès qu’il se crut assez fort, il menaça l’a Grèce. L’invasion qui se préparait dans l’ombre fut dénoncée par Démosthène. En lui Athènes retrouvait un héritier de ses anciens héros : toutes leurs vertus vivantes dans son éloquence semblèrent passer de ses lèvres dans l’âme des citoyens. Quand il vit rassemblée pour combattre cette nation incomparable, où chaque soldat était un homme capable de juger la nécessité de la lutte et les suites de la défaite, où la fierté des traditions, l’orgueil de la splendeur présente, l’intelligence et le cœur s’unissaient pour élever le courage, il ne douta plus de l’avenir et sur son bouclier fit inscrire en lettres d’or : « la bonne fortune ! Le rendez-vous qu’il lui donnait fut Chéronée. L’armée d’Athènes était par la vaillance prête au combat, mais n’était accoutumée ni à la faim ni à la soif, ni aux marches, ni à l’art sanglant des mêlées. Son élan tumultueux vint se rompre contre la phalange macédonienne ; elle ne sut que mourir d’abord, puis, quand elle vit l’inutilité de la mort, sauver sa vie. Lui-même, le grand citoyen, qui n’aimait rien à l’égal de sa patrie, celui que l’or de Philippe n’avait pu vaincre et que la mort devait plus tard trouver impassible, saisi tout à coup par cette ivresse de lâcheté qui monte-des champs de bataille avec les fumées du sang, jeta son bouclier trop lourd pour la fuite. Ce trophée, voué à la victoire, fut ramassé par un soldat qui ne savait pas lire et porté aux pieds du jeune Alexandre. La Grèce entière n’était plus qu’un butin. Son génie, laissé intact par sa défaite, achevait son infortune. Ses politiques, ses orateurs, ses philosophes, formèrent un peuple de pédagogues obligés d’instruire leurs vainqueurs. La force brutale conquérait par surcroit l’intelligence, et faute de force, l’intelligence s’abaissait à une condition servile. La civilisation allait travailler sous le fouet pour la barbarie capable de fixer la moins capricieuse des fortunes, la fortune des armes.


• • •