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troupes de la garnison étaient si exaspérées qu’une collision fut au moment de se produire. « Les soldats, dit un témoin oculaire, mordaient leurs fusils de rage[1]. » Vers trois heures, Winzingerode, impatient de prendre possession de la place, entra dans Soissons à la tête de deux bataillons. En débouchant de la rue des Cordeliers, il se trouva face à face avec les Polonais de Kozynski. « C’est encore vous ! dit-il au colonel. — Nous ne devons partir qu’à quatre heures, répondit Kozynski, et nous ferons feu sur vous si vous ne vous retirez pas sur-le-champ. » Winzingerode, regardant sa montre, dit : « C’est juste, — et s’adressant à ses officiers : — Messieurs, en arrière ! » A quatre heures cependant, il fallut évacuer la ville. Les troupes, avec leur artillerie et leurs équipages, défilèrent l’arme au bras et tambours battant devant l’état-major ennemi, qui les salua. Winzingerode, voyant le petit nombre des Français, demanda à Moreau pourquoi il ne faisait pas partir sa division en même temps que son avant-garde. — « Mais, répondit Moreau, c’est là tout ce que j’ai de troupes[2]. » Les paroles de Winzingerode étaient un hommage inconsciemment rendu à la belle conduite de la petite garnison de Soissons.

Les alliés n’avaient pas attendu le départ des Français pour profiter des avantages que leur donnait la capitulation. Dès midi, Bulow faisait établir un deuxième pont sous le canon de la place, vis-à-vis de Saint-Crépin. Ce pont, commencé avec des bois pris dans un chantier du faubourg, fut achevé dans la nuit au moyen du matériel amené en toute hâte de La Fère[3].

Blücher de son côté, averti à midi que Soissons avait capitulé, modifia ses ordres en conséquence. Sur l’avis de Muffling, il arrêta la marche de ses bagages qui se dirigeaient vers Berry-au-Bac par Braisne et Fismes et les fit rétrograder dans la direction de Soissons[4]. Son équipage de ponts fut envoyé de Buzancy à Venizel, où il jeta un pont de bateaux[5]. Enfin, tous les commandans de

  1. Manuscrit de Piquet. (Archives de Soissons.)
  2. Manuscrit de Leuillé. (Archives de Soissons.)
  3. Lettre de Bulow à Blücher, citée par Vanhagen, p. 358, et collection Périn. (Archives de Soissons.)
  4. Muffling, Aus meinem Leben, p. 124. Cf. Kriegsgeschichte des Jahres 1814, t. II, p. 87. Bogdanowitsch, Plotho, Damitz, Droysen, loc cit. et le Journal de Langeron. (Archives topographiques de Saint-Pétersbourg.)
  5. Voir la lettre de Blücher à Bulow, Oulchy, 2 mars, et l’ordre du jour du 3 mars signé Gneisenau. — Selon un document des archives de Soissons, un troisième pont aurait été jeté en outre, le 4 mars, dans la matinée, à l’entrée du Mail, au moyen de chalands et de barques amarrées aux rives de l’Aisne. Ainsi, l’armée alliée aurait eu cinq ponts en tout pour passer la rivière : 1° le grand pont de pierre de Soissons ; 2° le pont établi le 2 dans la matinée par Bulow à Vailly ; 3° le pont de bateaux que Bulow donna l’ordre de commencer le 3 vers midi, en face du faubourg Saint-Crépin ; 4° le pont de bateaux ou de chevalets que les pontonniers de Blücher construisirent dans la soirée du 3 et la nuit du 4 à Venizel; 5° le pont de bateaux du Mail, commencé le 4 au matin.