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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/586

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corps reçurent l’ordre de se replier successivement sur Soissons[1]. Blücher s’y rendit de sa personne, avec l’avant-garde de Sacken, entre quatre et cinq heures du soir. Winzingerode et Bulow se portèrent à la rencontre de leur général en chef, s’attendant à recevoir des félicitations sur le succès inespéré qu’ils venaient d’obtenir. Mais Blücher était irrité de l’inexécution de ses ordres et un peu piqué que les événemens, qui d’ailleurs tournaient bien, eussent donné raison contre lui à ses lieutenans[2]. Le feld-maréchal se trouvait sauvé, pour ainsi dire contre son gré, du plus mauvais pas. Il se l’avouait à lui-même, mais féliciter Winzingerode et Bulow de leur opération, c’eût été reconnaître qu’il leur devait trop. Il reçut les deux généraux avec la plus grande froideur et sans leur dire un mot de la prise de Soissons, pourtant si opportune. Bulow se vengea de cet accueil en disant tout haut, et avec le plus grand sérieux, à la vue des troupes brisées de fatigues qui suivaient Blücher : « Un peu de repos fera du bien à ces hommes-là : Den Leuten wird einige Ruhe wohl thun[3]. »

Bien que le jour tombât, le passage de l’Aisne commença immédiatement sur le grand pont de Soissons et continua pendant toute la journée et toute la nuit du lendemain sur ce même point et sur les quatre ponts jetés sous la ville et aux environs. Les troupes de Winzingerode, qui étaient déjà massées, passèrent les premières ; puis arrivèrent les corps de Sacken et de York, puis les troupes de Kapzewitch et de Kleist ; enfin, l’arrière-garde d’artillerie légère et de cavalerie[4]. Le 5 au matin, il restait encore sur la rive

  1. En même temps que Blücher indiquait une nouvelle direction à ses troupes, vraisemblablement aussi, il avançait l’heure de leur départ. Ainsi, d’après l’ordre de marche, donné le matin par Gneisenau, le corps de Sacken ne devait se mettre en mouvement qu’à quatre heures de l’après-midi ; or, l’avant-garde de ce corps arriva aux portes de Soissons entre quatre et cinq heures. Elle n’aurait pu franchir la distance en une heure. Elle dut lever le camp à deux heures au plus tard. Ce sont là des détails, mais ils ont, comme on le verra, leur importance dans la discussion.
  2. Muffling, Aus meinem Leben, p. 125. Varnagen von Ense, Leben des Generals Bulow, p. 360.
  3. Muffling, Aus meinem Leben, p. 126. — Ce mot confirme tout ce que nous disent Droysen et Bogdanowitch de l’état de fatigue et de quasi dissolution où se trouvait l’armée de Silésie. — Divers documens des archives de Soissons témoignent aussi que les troupes russo-prussiennes qui traversèrent la ville du 3 au 5 mars «étaient exténuées et marchaient dans le plus épouvantable désordre, avec l’aspect de soldats battus.» Cette même expression : « aspect de troupes battues, » se trouve dans Droysen.
  4. Journal des opérations de Sacken, journal des opérations de Langeron. (Archives topographiques de Saint-Pétersbourg,) Manuscrits de Brayer et de Fiquet. (Archives de Soissons.) Bogdanowltch, I, p. 308; Droysen III, p. 335; Plotho, M. p. 302, 303; Varnhagen von Ense, p. 361, etc.