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Berry-au-Bac[1]. Telle est l’argumentation reprise par Muffling et les apologistes de Blücher.

Il est exact que Blücher avait, non point un jour, mais tout au plus douze heures d’avance sur Napoléon[2]. Il est très probable encore, sinon tout à fait certain, que le feld-maréchal aurait eu la coopération de Winzingerode, en cas de combat derrière la Vesle. (Rappelons néanmoins que, d’après la lettre de ce général du 3 mars, cinq heures du matin, Winzingerode comptait faire immédiatement passer l’Aisne à la plus grande partie de son infanterie.) Mais ce qui est faux, c’est que l’avance qu’avait Blücher eût permis à l’armée de Silésie d’opérer son passage avant l’arrivée de Napoléon. En se servant de cinq ponts, dont le grand pont de pierre de Soissons, les alliés mirent plus de trente heures à traverser l’Aisne[3]. Si Soissons se défendait, l’opération présentait d’infinies difficultés, et, par conséquent, exigeait tout autrement de temps. L’ennemi n’avait plus le pont de cette ville; Bulow, d’autre part, ne pouvait, le 3, dès midi, commencer l’établissement d’un second pont sous le canon de la place. C’est seulement à quatre heures que Blücher aurait donné des ordres pour jeter un pont au nord de Buzancy. Il est probable que, opérant en pleine nuit, les pontonniers n’auraient pas pu achever leur travail avant la matinée du lendemain, 4 mars. A cet endroit, la largeur de l’Aisne est d’environ 60 mètres en temps ordinaire; et, à la fin de l’hiver, quand l’année est pluvieuse, — c’était le cas, — la

  1. Muffling, Aus meinem Leben, p. 124; Kriegsgeschichte des Jahres 1814, t. ii, p. 88.
  2. Le 3 dans l’après-midi, le gros de l’armée de Silésie était à Oulchy, son arrière-garde au bord de l’Ourcq, et le gros de l’armée impériale était à Château-Thierry, son avant-garde à Rocourt. De Château-Thierry à Oulchy, il y a 23 kilomètres par la grande route ; de Rocourt à l’Ourcq, il y a 4 kilomètres. A ne regarder qu’à la distance, Blücher avait donc à peine huit heures d’avance sur les Français. Et comme il lui fallait faire un long crochet pour gagner Berry-au-Bac, par Fismes, il allait même perdre cette avance de huit heures, car Napoléon à Château-Thierry n’était pas plus loin de Fismes que Blücher n’en était d’Oulchy. Si l’on réfléchit cependant que le 3, à quatre heures, l’armée prussienne, ayant bivouaqué depuis la nuit, allait se remettre en marche, tandis que l’armée française, ayant dans la matinée accompli une longue étape, allait s’arrêter à Bézu-Saint-Germain (7 kilomètres de Château-Thierry), il semble, en effet et, que Blücher avait un jour d’avance. Mais ce jour d’avance est illusoire, puisque le lendemain 4, l’armée de Blücher portée par une étape du nuit, de plus de 30 kilomètres, à Braines, allait nécessairement y bivouaquer, tandis qu’au contraire, l’armée française, ayant passé la nuit à Bézu-Saint-Germain, allait se mettre en marche vers Fismes « à la petite pointe du jour » et, conséquemment, y arriver presque en même temps que l’armée prussienne, qui, à en juger par l’ordre de marche de la veille, ne se serait probablement mise en route de Braines que dans l’après-midi. Ainsi dans l’hypothèse qui nous occupe : la marche des Prussiens sur Berry-au-Bac, Blücher était loin d’avoir vingt-quatre heures d’avance sur Napoléon.
  3. Manuscrits de Brayer et de Fiquet et documens de la Collection de Périn. (Archives de Soissons.) Journal du général de Langeron. Journal du général Sacken. (Archives topographiques de Saint-Pétersbourg.) Lettre de Marmont à Bcrthier, Hartcnnes, 4 mars. (Archives de la guerre.) Cf. Bogdanowitch, Droysen, Plotho, etc.