Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/640

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
632
REVUE DES DEUX MONDES.

de mâcher et de remâcher la même pensée, au point de la réduire en petite boule qui puisse pénétrer dans l’intellect le plus obtus. Les mots pittoresques jaillissent comme des traits de lumière dans le crépuscule. Ces expressions d’argot ou de patois, il faut être du peuple pour les rencontrer. Le goût de la propagande étant inné chez tous les Français, il n’est pas de sous-officier qui ne soit prêt à Reverser sur le simple soldat le trésor de ses réflexions. Rappelez-vous dans Bellah l’enseignement pratique distribué par le sergent Bridoux au conscrit Colibri, et l’admirable théorie de « l’effet moral; » ou bien, dans les livres d’Erckmann-Chatrian, les phrases sentencieuses des oracles de village. Voilà le ton qui convient. On peut en faire des pastiches plus ou moins habiles, mais, pour se servir de cette langue, il faut la parler de naissance. Un homme de salon qui s’exerce à cette gymnastique, y gagne une courbature. Il est forcé de prendre des interprètes dans la classe inférieure.

Un charretier se lève à la pointe du jour, dans la plus rude saison. La bise lui souffle au visage, engourdit ses mains et son esprit. Il va devant lui sans penser à rien qu’à ses chevaux. Il se repose un instant, ou plutôt il se laisse tomber sur le banc d’une auberge. Tandis que le vin du matin le ranime, l’hôte lui parle de la pluie, du beau temps et des affaires publiques. L’hôte est un penseur, car il se lève tard, et il réfléchit dans son lit. Son bonnet à oreilles de loup, tantôt enfoncé gravement sur les yeux, tantôt rejeté gaillardement en arrière, est un thermomètre politique et social. À le voir, on devine comment vont les choses. Le manœuvre se sent fasciné. Il écoute, en regardant les images grossières pendues au mur : c’est tantôt l’héroïne du siège de Saragosse debout sur des remparts fumans, tantôt une bataille dans laquelle des soldats bien astiqués s’embrochent avec un sourire sur les lèvres : peu importe la naïveté de l’exécution. Quand notre homme se lève et reprend son fouet, il a entrevu un horizon plus large que sa misérable destinée; il s’en va par les chemins, en ruminant les phrases de l’aubergiste.

Entre l’homme qui vit au grand air, supportant le poids du jour, les muscles raidis sous l’effort, les mains durcies, le front rougi par le hâle, indifférent à la pluie et au soleil, et celui qui remue des brocs dans la fraîcheur d’une cave ou qui cuisine à l’aise à son foyer, la partie n’est pas égale. Le premier sort tout droit des âges primitifs. Le second est le produit d’une civilisation avancée. En rinçant ses verres il compare et il médite. Immobile en apparence, il voit passer dans le cadre de sa porte le tableau changeant du monde. Les voyageurs lui apportent un peu de la poussière des grandes villes. Il sait les nouvelles de Chine et les