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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/681

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d’épouser Ida quand il serait grand. Miss Ludington se vit forcée alors de lui expliquer qu’elle était morte. Paul en eut un chagrin tout à fait au-dessus de son âge.

Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’étant toujours resté prisonnier dans les limites d’un village fantastique, sans autre compagnie que celle d’une demi-folle, un garçon enthousiaste et rêveur tel que celui-ci conçoive lui-même un certain penchant pour les chimères. Le portrait d’Ida demeure donc l’idéal de Paul adolescent, il attire vers lui, comme le soleil pompe les brumes du matin, tout ce qui dans son jeune cœur est sentiment et passion. Rien ne l’empêchera d’être amoureux, rien, pas même la mort, pas même ce qui est pis que la mort, l’entière vérité dite par miss Ludington. Il sait maintenant que sa maîtresse n’existe nulle part, ni sur la terre, ni dans l’autre monde, et néanmoins il jure de lui être fidèle. « C’était ma destinée de l’aimer, déclare-t-il. Si je n’avais jamais vu son portrait, j’aurais continué toute ma vie à la chercher sans savoir qu’elle était morte et en me désolant de ne point la trouver. »

Vainement miss Ludington espère-t-elle qu’en le faisant voyager, elle anéantira cette passion romanesque ; chaque fois il revient plus amoureux d’Ida. Comme d’autres insensés que les médecins renoncent à guérir, il raisonne sa folie. La pensée qu’Ida n’existe plus lui étant insupportable, il déclare qu’elle vit et il le prouve; sa conviction, armée d’argumens plausibles en apparence, se fonde sur cette théorie que nous ne sommes point des individus, mais plusieurs personnes différentes qui se succèdent, chacune d’elles ayant une âme à part, une âme immortelle. Le vieillard n’a-t-il pas beaucoup plus d’affinités avec les autres vieillards, ses contemporains, qu’avec le jeune homme qu’il fut jadis? Ne voit-on pas un prodigue, un débauché devenir sage par la suite et une créature innocente, au contraire, tomber de cette pureté dans de honteux désordres? Il arrive que nous ne comprenions plus les mobiles qui provoquèrent telle ou telle de nos actions. Mis en présence de son moi disparu, on le contemplerait étonné, en admettant que l’on n’en eût pas horreur. Supposons, par exemple, que Paul, le persécuteur des disciples de Jésus, Paul, le gardien des vêtemens de ceux qui lapidaient saint Etienne, rencontre face à face Paul l’apôtre : cette entrevue n’aurait rien d’amical. Les moins incohérens dans leur conduite ont l’impression d’être comme une série de flammes entretenues dans une même lampe par toute sorte de combustibles différens. Quiconque est sincère en fera l’aveu.

Chacune de ces personnalités successivement disparues avait-elle une âme distincte? Sans doute, car autrement quelle raison aurions-nous de croire à l’âme immortelle de l’être que nous