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Après tout, il doit être son héritier. Pourquoi le tourmenter inutilement ?

Paul reste donc à ses côtés dans la solitude de Hilton. Une fois seulement une visite du dehors vient rompre leur tête-à-tête mélancolique. Miss Ludington rencontre à l’improviste, dans la ville voisine, où elle est allée faire des emplettes, une amie qu’elle n’a pas vue depuis trente ans et elle l’invite à l’accompagner chez elle. Cette amie, Sarah Cobb, qui se nomme aujourd’hui Mrs Slater, était autrefois son inséparable : on les appelait les jumelles, tant il y avait d’analogie entre elles deux et parce qu’elles étaient toujours ensemble, échangeant leurs petits secrets. Mrs Slater est allée vivre à New-York; elle y a connu le chagrin, des difficultés de toute sorte. C’est pour elle un moment de vacances fort agréable que la promenade proposée dans le faux Hilton, qui l’émerveille. Entre les deux amies que d’exclamations ! que de questions !

— Vous rappelez-vous ceci?.. Vous rappelez-vous cela?

L’école les retient longtemps à parler de leurs succès, comme s’ils dataient de la veille. Oui, vraiment, elles étaient autrefois les belles de Hilton, et si heureuses !..

— Mon Dieu ! s’écrie tout à coup Mrs Slater, je ne puis me figurer que j’aie été Sarah Cobb ! Tout a si cruellement changé! Il semble que je sois devenue une autre personne.

— Naturellement, répond miss Ludington ; vous n’êtes pas la même, en effet.

— Comment l’entendez-vous, chère amie?

— Dame ! vous n’avez pas la prétention, si bien conservée que vous soyez, de passer pour une fillette de seize ans?

— J’ai été cette fille de seize ans, si je ne le suis plus, dit Mrs Slater.

— Pardon, elle n’était pas la vieille dame que j’ai devant moi, ma bonne Sarah, pas plus que vous n’êtes la jolie enfant qu’elle fut.

— Bon ! vous jouez sur les mots.

— Sur les mots? La question est autrement grave. Je soutiens que nous n’avons rien de commun avec les chères petites qui s’asseyaient sur ce banc il y a une quarantaine d’années et qui se sont transformées au dedans comme au dehors.

— Que seraient-elles donc devenues, ces petites, si elles ne sont pas vous et moi?

— Elles sont où nous irons quand, à notre tour, nous quitterons ce monde. Elles sont immortelles avec Dieu, qui nous les rendra un jour.

— Quelle idée singulière ! s’écrie Mrs Slater.

— Pas plus singulière, beaucoup moins répulsive surtout, que la vôtre, qui vous fait voir en nous les momies décharnées de Sarah