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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/685

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C’est l’art très subtil de M. Bellamy de nous avoir inspiré à nous-mêmes, ses lecteurs, un sentiment de curiosité, de vague effroi mêlé à une méfiance bien naturelle. Nous pressentons une supercherie en présence de Mrs Legrand, cette grosse femme brune, aux yeux cerclés de noir, à lamine épuisée ; les lunettes d’or éminemment scientifiques, la barbe blanche vénérable, les excellentes façons de son compère, le docteur Hull, ne nous rassurent que très imparfaitement. Il y a là quelques pages qui rappellent un peu the Undiscovered Country, ce roman de Howells, fondé lui-même sur le spiritisme[1].

Le médium, sympathique aux théories de Paul, prétend avoir l’intuition que la séance réussira. Le docteur Hull insiste pour que le local où l’apparition doit se produire soit visité dans ses moindres recoins, afin de bien constater qu’aucune ruse, aucun tour de prestidigitation n’est possible. C’est une grande pièce séparée en deux par des portes à coulisses ; la chambre du fond communique seulement avec un cabinet noir, elle n’a qu’une fenêtre dont les volets intérieurs sont clos. Le cabinet noir, sans issue, ne renferme d’autre meuble qu’un canapé de canne. Mrs Legrand reste étendue sur ce canapé pendant l’espèce de catalepsie qui accompagne chez elle l’évocation de chaque esprit matérialisé. Point de tentures, point de rideaux, point de papier aux murs, rien qui puisse dissimuler une porte secrète, impossibilité de pénétrer dans le second salon ou dans le cabinet noir, sans que les personnes assises dans le premier salon s’en aperçoivent. Le docteur Hull a soin de soulever tous les tapis, de faire résonner toutes les cloisons.

Peu importe, du reste, à miss Ludington ; elle est bien sûre qu’on ne pourra la tromper, qu’Ida, si elle la reconnaît, arrivera certainement de la terre des esprits, quels que soient les stratagèmes habituels de la maison, et Paul partage sa sécurité sous ce rapport. Il défie l’imposture la plus habile de l’abuser. Cependant trois chaises ont été placées devant la porte ouverte, qui permet aux regards de plonger jusqu’au fond de la seconde pièce ; les amis d’Ida y prennent place, très émus, en compagnie du docteur Hull, tandis que Mrs Legrand passe dans le cabinet. Une petite fille d’apparence assez fantastique elle-même, la fille du médium, se met au piano et joue quelques mesures lentes, mystérieuses dans la demi-obscurité, car on a préalablement baissé le gaz de façon à produire un crépuscule que des abat-jour de cristal bleuâtre rendent favorable aux apparitions.

  1. Voyez les Nouveaux Romanciers américains, 15 janvier 1883.