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Ah ! ne demandez pas ce qui fait sa joie, mais croyez à la fontaine de Kæsariani. Dans trois mois Zoïtsa sera mère, si Dieu permet.

Cependant, le jour du mnémosynon est arrivé. Ceux qui furent amis des défunts sont réunis dans la métropole. La fumée de l’encens monte vers la voûte avec celle des cierges, tandis que les diacres psalmodient à l’autel et que la foule recueillie alterne avec les papas la récitation des versets.

... O Yani, que tu es blême! Ta bouche s’ouvre pour dire un mot que tu ne peux prononcer. Tu chancelles. Sans cette colonne contre laquelle tu t’appuies, tu tomberais. Parjure ! parjure ! C’est le mort pour qui l’on prie dont tu viens d’entrevoir le spectre. Son visage va toucher le tien : Mon fils, as-tu toujours bien tenu ton serment?..

Du jour qu’on l’emporta évanoui de l’église, personne n’a vu Yani sourire. Nul ne songe à s’en étonner ; on croit avoir surpris le secret de sa tristesse. Zoïtsa, ainsi qu’une fleur qui s’étiole peu à peu, se débat maintenant contre un mal inconnu. Le terme de sa délivrance approche, et les médecins craignent qu’elle ne puisse supporter, à cause de sa trop grande jeunesse, ce bonheur si chèrement acheté : la naissance du premier enfant.

Pauvre Zoïtsa! c’était un soir, dans ton lit nuptial aux couvertures multicolores, près d’un berceau vide dont tu avais amoureusement brodé toi-même tous les petits linges. Ton mari, — tu t’efforçais encore de lui sourire, — se frappait la poitrine, et, la tête enfouie sous l’oreiller où reposait ta tête, la main crispée sur les tiennes, les sanglots dont il étouffait secouaient ses robustes épaules. Le papas était là, les médecins partis. Comme tu venais d’être parfumée avec les huiles saintes, les anges te prirent entre leurs ailes pour te porter au Créateur.

Elle fut ensevelie près des vieillards qui l’avaient adoptée naguère lorsqu’un pêcheur l’amena orpheline de l’île de Crète.

Après que tout fut terminé, quand on eut brisé le kanati[1] sur la tombe, le soir à la nuit tombante, Yani s’en fut errer au milieu des ruines du temple de Jupiter; il savait que, de là, son regard pourrait découvrir la place où l’on avait jeté dans une fosse son courage et sa raison ensemble avec son amour.

Maintenant, plus rien que le remords. Tandis qu’il s’y abandonne, des nuages noirs couvrent le ciel comme un drap funèbre tendu de l’Acropole au mont Hymette. Seule parmi l’obscurité, la

  1. Petite amphore que l’on brise sur la tombe des morts et dont les débris ne peuvent être enlevés sans sacrilège.