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flamme rouge d’une kandili brille entre les cyprès du cimetière, veilleuse toujours allumée au chevet des trépassés qui dorment au fond des tombeaux leur sommeil éternel.

Le passant attardé qui voit ce fanal se signe avec terreur. Le peuple dit : « C’est l’œil de la mort. »

Yani marcha, guidé par la lueur jusqu’à ce qu’il vint s’agenouiller en un lieu où la terre fraîchement remuée marquait une tombe récente entre deux tombes anciennes. Des flocons de neige commençaient à tourbillonner au vent et s’attachaient aux branches des arbres.

Toute la nuit, nuit d’hiver longue et glaciale, le gardien du cimetière fut tenu éveillé par des rumeurs étranges que la rafale apporta jusqu’à lui. Il entendit d’abord comme une voix suppliante qui pleurait et demandait grâce; puis des trépignemens sourds sur la terre gelée, le bruit d’une lutte corps à corps ; et cela dura longtemps ; enfin, un cri déchirant, puis le silence. A l’aube, on n’entendait plus qu’une plainte étouffée, de temps en temps, semblable au râle d’un moribond.

Le palikare, redevenu brave avec le jour, se dirigea vers l’endroit d’où les appels semblaient être partis. Un homme était là, couché en travers d’une tombe. Ses mains prenaient à poignées de la neige qu’il appliquait en vain sur une plaie béante pour étancher le sang qui s’en échappait.

— Frère, vite, un papas !

Quand le prêtre fut là :

— O mon fils ! avez-vous pu commettre ce crime sur vous-même?..

— Mon père, écoutez-moi, ne laissez pas mourir un chrétien sans confession. C’est tout ce que j’ai pu faire, voyez-vous, de vivre jusqu’à ce que vous veniez... Ma femme bien-aimée, ma Zoïtsa, c’est ici qu’ils t’ont mise hier et je veux qu’on m’enterre près de toi!.. Je ne me suis pas donné la mort, non, c’est lui, le vieux patriote; il est sorti de son tombeau pour m’égorger... Parjure! parjure! parjure !.. Mais pourtant, puisque c’est mon couteau que j’ai dans la poitrine, c’est que je me suis tué. Alors, mon père, pardonnez-moi ; je vous donne tout mon bien pour bâtir une église.

A la place où s’élevait la maison blanche de Yani et Zoïtsa, on offre maintenant chaque jour le divin sacrifice et c’est dans l’église neuve de la rue d’Eole.


MAURICE DE FOS.