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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/898

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REVUE DES DEUX MONDES.

Mais, sous ces dehors pompeux, on retrouve le profil connu des vieilles tours, et c’est toujours la même ville. C’est encore elle que ce graveur du xviiie siècle a surchargée d’ornemens parasites ; on dirait qu’il s’est fait un plaisir de chiffonner la réalité avec le dernier sans-gène. Sous ses doigts, la ville semble une vieille femme qui aurait mis de la poudre et des mouches. Enfin, elle nous apparaît une dernière fois, bourgeoise et propre, dans un tableau d’une platitude rare qui porte la date de 1830. Le peintre a copié comme à la loupe les maisons de la grande place, sans oublier une tache de plâtre qui tire l’œil, tandis qu’au premier plan un ouvrier sentimental, dont la blouse bleue est d’un fini admirable, se jette dans les bras d’un étudiant sublime.

Ainsi, depuis un temps reculé, des yeux différens contemplent les mêmes murs à travers le prisme changeant des idées. Ainsi chaque époque, asservie en quelque sorte au rêve particulier qui l’obsède, altère les proportions, modifie le contour extérieur des mêmes objets sans en abolir les lignes essentielles. Au milieu des interprétations les plus variées, la physionomie de la ville persiste, depuis le xni" siècle, et conserve son unité. Cependant, elle reflète en passant l’aspect des mœurs, grâce aux images plus ou moins troublées que chaque siècle nous en a transmises. L’antique cité s’est modelée sur l’humeur changeante des hommes : elle s’est faite tour à tour majestueuse ou riante, aristocratique ou bourgeoise, tout en demeurant identique à elle-même. Quand on sort du musée et qu’on la retrouve debout sous son ciel nuageux, on éprouve le même sentiment de respect qu’en présence d’un chêne dont le tronc renferme la sève accumulée des siècles et dont le front se couvre tous les ans d’un jeune feuillage.

II.

Le Français des villes est un être sociable et naturellement bon enfant, que la vanité isole et que la politique aigrit. Voilà ce qui saute aux yeux dès qu’on passe des édifices aux habitans.

Le bourgeois connaît à peine ses fournisseurs. Il ignore complètement les ouvriers. Il a fallu le terrible tremblement de terre de 1870 pour rapprocher tout le monde et pour confondre les rangs. On a vu alors sortir des taudis et des palais, des boutiques et des hôtels, des hommes qui, traversant tous les jours la même rue, ne s’étaient jamais regardés. Pour la première fois ils se dévisagèrent avec étonnement. De jeunes avocats, dont la faconde commençait à fleurir, fraternisèrent autrement qu’en paroles avec des