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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/185

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sont-ils prêts ? « Où donc, s’écrierait Fourier, l’ingénieux inventeur du travail attrayant, où donc est votre petite horde ? » Possédons-nous, en effet, dès à présent cette audacieuse jeunesse à laquelle il faudra réserver les coups de main ? L’avons-nous bien préparée à sa périlleuse mission ? Connait-elle nos côtes ? Les a-t-elle pratiquées ? La trouverons-nous de force à circuler sans pilote au milieu de ces labyrinthes de cailloux, — c’est ainsi que les Ponantais appellent les rochers de leurs mers orageuses, — qui se prolongent comme une menaçante estacade de Dunkerque à Bayonne ? Avons-nous couronné les falaises de notre littoral d’assez de sémaphores ? Songeons-nous enfin à former un faisceau de toutes ces forces diverses dont le concours actif aura bien de la peine encore à préserver notre territoire maritime de toute insulte ? Car on l’insultera, tenez-le pour certain, à moins qu’il ne s’impose une neutralité plus complète, plus sérieuse que celle qui n’a point protégé nos villes ouvertes.

Ne nous lassons pas de le répéter, depuis qu’on a cessé de combattre avec des javelots et avec des épées, il faut préparer sa défense de longue main ; il faut la préparer au point de vue matériel et au point de vue moral : bien folle serait la nation qui ne ferait dépendre sa sécurité que de l’activité de ses usines. Éteignez dans les âmes le culte des généreuses chimères, — ce que Mme Émile de Girardin appelait avec un si rare bonheur d’expression « la volupté dans les sacrifices, la gloire dans la douleur, » — et vous verrez à quoi vous serviront vos armées et vos flottes. « Vous aurez beau dire, s’écriait le charmant écrivain justement alarmé des tendances positives de l’époque, c’est une belle manufacture que celle où l’on refait avec des rubans les jambes et les bras que les canons ont emportés[1]. » L’enthousiasme et le dévoûment, voilà de nos jours encore et malgré tous les progrès meurtriers de la science, la meilleure protection du territoire. N’oublions pas pourtant que les armées de la république n’ont pas eu la même fortune sous Jourdan ou sous Moreau. Le soldat enthousiaste ne suffit donc pas et quand on prétend organiser la victoire, il est bon avant tout de demander au ciel un Fabius ou un Alexandre, un Jervis ou un Nelson, un Barberousse ou un don Juan d’Autriche. Notre élut social nous interdit l’espoir de voir à la tête de nos armées de jeunes généraux : souhaitons que nos ministres, si la faveur céleste leur envoie un nouveau Duquesne, ne le méconnaissent pas.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Lettres parisiennes, 5 mai 1815.