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vérandah, on a étendu un tapis et placé des fauteuils pour leurs majestés et leur suite. Le roi et la reine arrivent dans une légère Victoria, précédée d’un piquet de hussards portant un ravissant uniforme hongrois. Les paysans, rassemblés en foule, crient : Zivio! ce qui signifie : Vive! Je saisis sur le vif le contraste entre les mœurs anciennes et celles de l’Occident, qui s’introduisent rapidement. Le préfet et le sous-préfet, en habit noir et cravate blanche, s’avancent vers le roi et le saluent avec respect, gourmés et raides comme des fonctionnaires occidentaux. Le maire, le kmete, avec son beau costume : veste brune soutachée de noir, larges culottes, jambières albanaises, s’approche, et, avec une aisance parfaite, adresse au roi son petit discours, en le tutoyant, suivant l’usage traditionnel. C’est la démocratie du temps de Miloch.

Quand nous avons pris place sur des fauteuils réservés, parmi les feuillages et les fleurs qui ornent le bâtiment de l’école, commence une cérémonie des plus caractéristiques. Les paysannes se dirigent en longue file vers la reine, et chacune, à son tour, lui donne sur les deux joues un retentissant baiser, qu’elle leur rend consciencieusement. Curieux tableau : la reine Nathalie porte un ravissant costume de campagne qui fait ressortir toute l’élégance de sa taille, une robe de foulard bleu à pois blancs et un chapeau de paille garni de velours assorti ; les paysannes sont vêtues d’une chemise brodée en laines de couleurs, avec un tablier tout couvert d’arabesques de tons très vifs et cependant harmonieux; sur la tête, un mouchoir rouge ou des fleurs et des sequins; autour du cou et de la ceinture, de lourds colliers formés de pièces d’or et d’argent. Toutes ces étoffes et ces broderies sont l’ouvrage de leurs mains. Chez la reine, toutes les distinctions de la civilisation moderne; chez ces femmes de la campagne, les idées, les croyances, les mœurs, les produits de l’industrie familiale, la personnification des civilisations primitives.

L’une de ces femmes, très âgée, mal vêtue, peu lavée, sentant cruellement l’ail, embrasse la reine quatre ou cinq fois et lui adresse un interminable discours. Le roi l’interrompt: « Voyons, que veux-tu? — Mon fils unique a été tué à la dernière guerre, répond-elle ; j’ai donc droit à une pension et je ne la reçois pas. — Kmete, reprend le roi, en s’adressant au maire, qui était resté à côté de lui, ceci te regarde. Qu’as-tu à dire? — Je dis que cette femme est à son aise et que, par conséquent, elle n’a pas droit à la pension. — Comment! réplique la vieille, mais une telle, du village voisin, a plus de terre que moi et elle a une pension. — Je n’ai pas à juger ce que font les autres, dit le maire; mais moi, je remplis mon devoir ; je défends l’intérêt de mes contribuables. —