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A chaque instant, il brise le cadre ; mais, quand même disparait la symétrie extérieure, l’œuvre se soutient par ses merveilleuses qualités de pondération et d’équilibre : ces épisodes sont tirés des entrailles mêmes du sujet ; ces figures ornementales ont leur vie propre ; tout est en pleine éclosion, tout prend une âme, tout chante et, comme le dit M. Carl, l’élan est tel que parfois les parties d’accompagnement entraînent dans leur mouvement les parties principales. Voilà, certes, des beautés sur lesquelles le temps n’a pas de prise. Le mot de Kiesewetter : « Il a ouvert son ère et il l’a fermée » est vrai de Palestrina, mais non de Bach. Traditionnel par les procédés, moderne par l’inspiration, Jean-Sébastien résume le passé et inaugure l’avenir : il anime les froides abstractions de l’école, et l’esprit scolastique est vaincu avec les armes mêmes que la scolastique a fournies.

Par ce dernier aperçu, nous nous trouvons reportés, non plus seulement à Bourdaloue et à Corneille, mais à la poésie du XIIIe siècle. Le nom de Dante s’impose immédiatement à l’esprit, et, du même coup, il semble que les côtés restés obscurs du génie de J.-S. Bach vont arriver en pleine lumière. Si l’on considère que le premier épanouissement de l’art musical retarde de près de quatre siècles sur la moderne évolution artistique et littéraire, que l’une et l’autre manifestation suit immédiatement la période de formation de la langue, que l’Allemagne protestante du XVIIe siècle a la même foi profonde, la même fraîcheur d’impressions que l’Italie de Cimubuë et de Brunetto Latini, qu’ainsi J.-S. Bach est placé, comme Dante, sur les confins d’un moyen âge et d’une renaissance, la similitude des milieux montrera chez ces deux génies, représentans des temps anciens et précurseurs de l’ère nouvelle, l’alliance intime d’élémens contradictoires en apparence, la beauté intellectuelle unie à la beauté sensible, la poésie formulée dans le langage scientifique, l’austérité passionnée, la sensibilité la plus délicate cachée sous les artifices de la rhétorique, un art à double face, naïf et raffiné, tendre et subtil, ingénieux et sincère, mystique et profondément humain, l’art des œuvres mystérieuses et sublimes qui gardent à travers les âges leur immortelle jeunesse :

Die unbegreifltch hohen Werke
Sind herrlich wie am ersten Tag…


IV

« Toute la musique est dans les fugues de Bach, » répète volontiers l’un des maîtres de l’opéra français. C’est sans doute