Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/878

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et en sécurité. Ils ne sont point de ces guides hardis qui donnent le vertige à les suivre, ils vont d’un pas prudent et lent ; et je ne nie point que l’on aimât parfois aller plus vite, ni que le vertige ait son charme ; mais il s’agit de donner à l’esprit une allure qui se soutienne, et cette allure est justement la leur. Dans la fréquentation des classiques latins, l’esprit ne peut guère prendre que de bonnes habitudes, et nulle part il ne peut les prendre meilleures ou aussi bonnes. Dante est trop subtil, et d’ailleurs trop passionné ; Shakspeare est trop profond, souvent aussi trop obscur ; Goethe est trop savant et veut paraître trop original. Quant aux nôtres, c’est nous-mêmes ; les qualités qu’ils ont tous en commun, c’est aux Latins qu’ils les doivent ; et il nous faut comme eux les aller chercher à la source. Les classiques latins ont sur tous les autres une supériorité de bon sens et de raison qu’ils doivent à la nature elle-même de leur langue, la plus grave que les hommes aient jamais parlée, ou à la nature de leur génie national, ou à celle de leur formation historique, ou à toute autre circonstance encore. Mais ce qui toujours est certain, c’est que, si les Grecs ont inventé la logique des philosophes, les Latins sont et demeurent les maîtres de cette logique, moins subtile et plus utile, plus vulgaire, si l’on veut, qui est celle du sens commun et de la vie quotidienne.

Rendons la même justice à leur psychologie. D’une manière générale, selon le mot qui servira longtemps à les caractériser, si les classiques latins sont assurément moins anglais que Shakspeare ou moins français que Molière, ils sont en revanche plus humains. Grand avantage, pour demeurer les éducateurs de la première jeunesse ! Rien en eux de local, rien de très particulier, presque rien d’individuel. Dans une langue très générale, ils expriment les sentimens généraux qui sont ceux de l’humanité même. De très grands écrivains, parmi les modernes, allemands, anglais, français, italiens, des poètes surtout, ne sont pleinement intelligibles qu’à des hommes, à des hommes faits, et à des hommes qui aient traversé les mûmes expériences qu’eux-mêmes : Shelley, Henri Heine, Vigny. Plus grands encore, d’autres écrivains, des poètes dramatiques et des romanciers, ne sont cependant absolument compris, sentis, goûtés que de leurs nationaux : Racine, Calderon, Shakspeare. Les Latins, les vrais classiques latins, dans les genres les plus différens, Virgile ou Cicéron, Horace ou Tite Live, Térence ou César, sont immédiatement compris de tout homme qui pense. Ils sont cosmopolites, et de tous les temps comme de tous les lieux. Un philosophe pourrait dire qu’ils observent, qu’ils composent et qu’ils écrivent en dehors et au-dessus des catégories de l’espace et de la durée. D’une main facile, d’un trait sûr, ils tracent, pour