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Avec le troisième acte nous touchons au sommet du drame. Après un bel entr’acte, où le chant désole d’une clarinette seule est plus émouvant qu’un bruyant final, la plainte de Chimène s’élève dans le silence de la nuit. Pleurez, pleurez, mes yeux ! Ce simple hémistiche nous a toujours ému plus que bien des pages. M. Massenet en a délicieusement rendu la douce tristesse. Il était fait pour comprendre cet appel à la douleur, cette pleine licence donnée aux souvenirs amers, ce dénûment d’une âme orpheline. Moins tragique que le désespoir d’Arnold ou de dona Anna, l’affliction de Chimène est plus élégiaque. La pauvre enfant ne sanglote pas ; mais comme ses beaux yeux pleurent ! Que sa cantilène est plaintive ! Comme, au second couplet, l’accompagnement des violons exprime le ruissellement des larmes ! Ainsi gémissait jadis, au sépulcre de son ami divin, la Marie-Magdeleine de M. Massenet. C’était le même deuil et la même faiblesse de femme ! Quel pâle sourire sur le visage de Chimène, au souvenir de son amour et des sermons, hélas ! impossibles à garder ! La phrase du premier acte revient, rythmée à quatre temps au lieu de trois, mais se couronnant encore par une péroraison passionnée. Puis, Chimène reprend sa plainte et du nouveau elle pleure.

Brusquement Rodrigue paraît. Le duo qui commence alors est, avec l’air qui le précède, la page la plus tendre de la partition, celle où se retrouve le mieux la nature du compositeur. Sans doute, il eût fallu ici un duo surhumain. Les amours de Rodrigue et de Chimène sont héroïques, et M. Massenet ne pouvait que les rendre touchantes. Mais comme il y a réussi ! Dans ces phrases languissantes, dans ce murmure de deux âmes blessées, quel charme de mélancolie et de regret ! Quel répit aux souvenirs de mort, quelle trêve à la loi de haine ! Quel abandon à l’ivresse de vivre et d’aimer ! Il serait trop facile à la critique d’écraser le compositeur sous le poète, et d’interdire l’approche du génie à tout autre qu’à ses égaux. Même dans cette scène d’amour, le vieux Corneille reste invaincu, et peut-être à jamais invincible ; mais, sous un tel adversaire, ce ne saurait être un déshonneur de plier, surtout de plier avec cette grâce.

Une fois cependant, M. Massenet a trouvé plus que la grâce : dans la prière et la vision de Rodrigue. Cette page, malgré sa simplicité, à cause de sa simplicité même, peut ne pas s’imposer tout d’abord ; mais, plus on l’entend, plus on y découvre de grandeur et d’élévation. Elle restera pour nous une des belles inspirations du musicien et l’honneur de sa partition nouvelle. C’est la veille du combat. Bon nombre de soldats de Rodrigue l’ont abandonné. Il est seul dans sa tente. Au loin.de mystérieux clairons annoncent que les sentinelles veillent et que le sang coulera demain. Alors une vague lassitude envahit le cœur de Rodrigue. Il tombe dans une détresse d’âme que ne