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connaît pas le Cid de Corneille, mais qui nous touche chez le jeune paladin de M. Massenet. Il est détaché de ses rêves d’amour et de gloire, et sa prière exprime l’apaisement et la sérénité. Tout est pur dans cette scène et tout y est sobre. Le chant se pose, après un récit attristé, sur des accords recueillis : il se développe et s’achève avec une noblesse austère. L’entrée du chœur invisible est très heureuse ; la déclamation de Rodrigue se termine par un éclat pathétique. Voilà enfin une scène où nous avons senti venir ce frisson que donnent les grandes beautés.

Du quatrième acte on n’a guère à parler. Après un lamento un peu banal de don Diègue, pleurant son fils qu’il croit mort, vient un beau trio entre le vieillard, Chimène et l’infante. Il commence par une douloureuse mélopée de Chimène, avec accompagnement de cor anglais ; le développement, et surtout la péroraison a de l’élan et de l’éclat ! Quant au dernier tableau (le triomphe de Rodrigue et le pardon de Chimène), il n’a d’éclatant que son décor.

Le Cid est fort bien interprété. M. Fidès-Devriès, dans le rôle de Chimène, est infiniment plus tragique et plus touchante qu’à l’ordinaire. Elle garde bien encore quelque sécheresse, une émission de voix souvent serrée, et certaines notes un peu dures. Mais elle joue avec une sobriété pathétique la scène qui suit la mort du comte Quant à son grand air : Pleurez, pleurez, mes yeux ! elle le chante comme elle chanta jadis au Conservatoire certain air de Don Juan, avec ce beau style musical que nous n’avons pas oublié, et dont nous sommes heureux qu’elle se souvienne aussi.

Chanteurs de style, MM. Edouard et Jean de Reszkê le sont tous les deux. Les deux frères ont des qualités communes : l’intelligence musicale et scénique, et surtout la simplicité. Rien chez eux ne sent l’artifice ni la recherche. Leur chant est naturel comme leur voix. Et de quelle voix vibrante sans chevrotement, avec quelle noblesse d’accent don Diègue chante-t-il son air du second acte : Qu’on est digne d’envie !

A qui trouverait qu’il manque de force, M. Jean de Keszké n’a qu’à répondre : Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur ! il a le cœur la tendresse, le charme, tout cela sans afféterie, comme il a, croyez-le bien, la force sans violence. On peut devenir un grand artiste quand on chante comme lui la prière du troisième acte, quand on lance ainsi le récit précipité qui la termine.

N’achevons pas sans dire que la voix de Mme Bosman tinte comme une clochette d’argent dans l’Alleluia de l’Infante, que les rôles secondaires sont bien tenus, que M. Melchissédec est consciencieux, que M Plançon fait des progrès ; que l’orchestre joue, et que les chœurs chantent. Quand l’Opéra fera-t-il aux chefs-d’œuvre du répertoire l’honneur de semblables exécutions ?