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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/227

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son nom voler dans les bouches des hommes, elle eût peut-être exigé de lui le sacrifice de sa gloire posthume ! Cette pensée le rendait fou. Je n’ai point remarqué d’ailleurs qu'en aucun des endroits de ce Journal où il appelle celle « qui s’emparera de son âme, » il se soit demandé ce qu'il lui offrirait en échange de tant de vertus ! Gâté par ses succès mondains, content de lui, quoi qu'il en dise, et fut jusqu'au point de noter, à quarante-cinq ans, « qu'il a mesuré, essayé le plaid gris de perle par lequel on désire remplacer son châle montagnard; » il ne doute pas que toute femme ne soit trop heureuse, à Genève, d’accepter le cœur et la main d’Henri-Frédéric Amiel, professeur à l’Académie, auteur des Grains de mil et du Penseroso.


On n’est que ce qu'on croit. A chacun dans ce monde,
Comme dans l’évangile est fait selon la foi.
L'audace qui s’affirme est prudence profonde,
Et nul n’a confiance en qui doute de soi...


Je n’ai pas besoin de dire que ces vers sont de lui; et je comprends cette fatuité, et ce naïf égoïsme m’amuse; mais, pas plus qu'un autre, je n’aime à être dupe, et c’est pourquoi je refuse d’y voir l’amour de l'idéal.

Il est un dernier point sur lequel je regrette vivement que Mlle Vadier ne m’ait pas suffisamment éclairé. Parce qu'il y a dans le Journal intime quelques phrases sur le devoir, on s’en est emparé pour louer Amiel de ne pas « s’être absorbé dans les joies solitaires de l’intelligence, » ou d’avoir toujours su « se retenir et s’arrêter sur le bord de l’abîme. » Je le veux bien. Mais, lorsque l’on a perdu ses parens dans sa douzième année, lorsque ni frères ni sœurs n’ont besoin de votre aide ou de vos conseils, lorsque l’on n’est ni mari, ni père, à peine oncle ou cousin, lorsque l’on se pique de n’être nullement ou si peu citoyen, lorsque l’on n’est enfin a ni hérétique, ni orthodoxe, ni croyant, ni incrédule » et que l’on habite, ou plutôt que l’on plane dans une sphère supérieure à celle où s’agite la totalité des intérêts humains, je serais curieux d’apprendre ce que c’est que le devoir, où en est la matière, le support, et en quoi il consiste. Je ne vois pas du moins qu'il ait consisté pour Amiel en autre chose qu'à faire consciencieusement son cours et soigner ses bronchites, pour se conserver à ses contemporains. Cependant, si le devoir ne suppose pas de soi le sacrifice, il en implique toujours la possibilité. Qui pouvait réclamer d'Amiel un sacrifice ? Quel genre de sacrifice ? Et qui l’a en effet réclamé? c’est ce que Mlle Vadier a oublié de nous dire et c’est précisément ce que j’aimerais savoir. Il est trop facile, en effet, de célébrer pompeusement les joies austères du devoir, quand on a d’abord eu le