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traces d’Alexandre le Grand, jusqu’à l’isthme, les navires anglais risqueraient fort de réclamer en vain le libre passage du canal. L’Orient, de tout temps la patrie des longues incursions, a eu de plus grandes surprises. Qu’elle s’établisse à demeure en Égypte, l’Angleterre pourra, en cas de guerre, donner aux Russes la tentation de l’y aller chercher.


V.

En dehors de ces perspectives lointaines et de ces hypothèses prématurées, une guerre entre l’Angleterre et la Russie soulèverait bien des questions du Sund au Gange et de Suez à la mer de Corée. Elle risquerait fort de ne pas demeurer cantonnée sur les arides plateaux de l’Afghanistan, et d’ébranler à la fois l’Europe et l’extrême Orient. Les lettrés du Tsong-Li-Yamen s’en pourraient autant préoccuper que les chancelleries occidentales ; car, en Asie de même qu’en Europe, il serait malaisé à la diplomatie de limiter l’arène du combat. Ce n’est point qu’aucune puissance européenne incline à prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des belligérans. L’Angleterre s’est fait illusion quand elle se croyait assurée des sympathies, si ce n’est du concours, des deux empires d’Allemagne et d’Autriche. Pour ramener à sa patrie la bonne volonté de l’irascible chancelier germanique, lord Granville s’est en vain, dans la chambre des lords, offert en victime expiatoire, sacrifiant sa réputation et sa dignité aux intérêts d’une entente anglo-allemande. L’ermite de Varzin a refusé de s’employer à Saint-Pétersbourg en faveur de la politique anglaise. La chute de M. Gladstone, de ce leader du libéralisme, pour lequel le chancelier semble éprouver une antipathie de tempérament, ne paraît pas avoir beaucoup modifié les dispositions de Berlin et de Vienne. L’Allemagne, aussi bien que l’Autriche, redoute peu les progrès de la domination russe en Asie. Depuis qu’elle aussi s’est accordé le luxe d’une politique coloniale, l’Allemagne ne craindrait point de voir diminuer la prépotence des Anglais sur les mers du Sud. Quant à l’Europe, le restaurateur de l’empire germanique a, le premier peut-être dans l’histoire, su mettre à profit les involontaires leçons de ses prédécesseurs à l’hégémonie européenne. À l’inverse de Louis XIV et de Napoléon, au lieu de pousser toujours sa fortune, il a su y mettre lui-même une borne, et ce n’est point là le moindre trait de son génie.

S’il ourdit encore de vastes plans, une guerre entre l’Angleterre et la Russie n’eût pas été pour lui déplaire : jamais il n’aurait eu les mains plus libres ; et l’usage qu’il eût fait de cette liberté, ni la Russie, ni l’Angleterre n’auraient peut-être eu à s’en féliciter.