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II.

Autant les terres basses qui bordent le fleuve autour de La Enseñada étaient rebelles à la conquête industrielle et exigeaient qu'on se mît en frais de talent, d’ingéniosité et d’argent pour y installer les dépendances et les voies d’accès d’un grand port de commerce, autant le plateau qui les domine semblait fait à souhait pour y asseoir une ville populeuse. Le terrain, par une pente assez rapide, s'y relève d’une vingtaine de mètres, et ses points culminans se relient aux plaines indéfinies de l’ouest par de lentes ondulations et une suite de vallons en miniature.

Ce n’est pas une altitude bien importante qu'une vingtaine de mètres. Pourtant, dans une contrée où si peu d’accidens interrompent l’implacable horizontalité des lignes, elle suffit pour donner bon air à la ville. On l’aperçoit de plusieurs lieues à la ronde. Grâce aux plis de terrain qui rident le sol, tout humbles qu'ils soient, chaque quartier a une physionomie particulière et une sorte d’individualité. Ils assurent le facile écoulement des eaux pluviales, et, comme les pentes sont faibles, concilient dans un heureux terme moyen les convenances du pittoresque et celles du camionnage.

Le propriétaire de ce domaine s’en était amouraché et s’était plu à l’embellir. Il avait planté, autour de son habitation et sur la hauteur, un parc de 2,000 hectares. Quand une terre a des quatre et cinq lieues carrées d’étendue, on peut tailler en plein drap. Ce parc n’était pas bien ancien. Il n’avait guère plus de dix ou douze ans. Il n’en faut pas davantage pour que les eucalyptus, qui se plaisent dans le sol et sous le ciel de Buenos-Ayres, deviennent de grands arbres. Quelques essences européennes, — un taillis de chênes malingres, des hêtres, des sapins, — faisaient ressortir plus vivement la belle venue de leurs voisins. Dans les premiers temps de la fondation de la ville, le chemin de fer pénétrait au faubourg de Tolosa par une allée en ligne droite, d’un quart de lieue de long, formée d’une quadruple rangée d’eucalyptus magnifiques. On les a conservés tant qu'on a pu, et il en reste encore quelques-uns ; mais la plupart ont dû laisser la place aux innombrables voies de service, aux dépôts et aux ateliers d’une gare de marchandises qui sera la plus importante de la république. Ainsi le veut le progrès, et c’est dommage.

On a eu soin de réserver au nord-est de la ville, et dans les parties les mieux tracées et les mieux venues de l’ancien parc, un bois de 300 hectares. Il interpose entre la capitale et le port, sur une longueur de 3 kilomètres, la masse vigoureuse de ses feuillages