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manquerait pas d’esprits pour soutenir que tantôt la petite propriété, tantôt la petite culture, qui en est distincte, est un redoutable mal social qui ne laisse aux petits cultivateurs ni ressources matérielles, ni indépendance morale, qui prive en outre le fisc des revenus que lui procurerait une organisation plus méthodique de l’exploitation du sol. Voilà les points de vue divers auxquels se plaisent les théoriciens. Non moins divisés sont les historiens sur ce sujet capital. Les uns veulent faire remonter à l’œuvre brutale de notre révolution la constitution de la petite propriété sur notre territoire. D’autres démontrent qu’elle existait déjà ou plutôt foisonnait sous l’ancien régime, et affirment que la révolution n’y a rien ajouté. Quant aux législateurs, ils ont soin, en tout pays, de frapper à tour de bras par les charges nouvelles qu’ils inventent chaque jour, par les impôts qu’ils rendent nécessaires, la propriété rurale ; puis, par un sentiment de compassion qui vient peut-être d’un remords insuffisant, ils se lamentent sur son sort, ils dissertent sur le crédit agricole, ils votent quelque lambeau de code rural, ils établissent ou ils élèvent, comme en France, des droits de douane protecteurs, ou bien ils font de vastes projets, comme en Angleterre, pour constituer un régime démocratique de propriété terrienne.

Le préjugé, la passion, l’intérêt politique, sont pour beaucoup dans les différentes manières de concevoir et de juger la propriété foncière. Il est utile que des hommes absolument impartiaux apportent à ce débat des élémens précis, des informations complètement sûres. Le livre qui fait la matière de cet article est l’un de ces rares ouvrages que l’on peut et que l’on doit consulter sans appréhensions. L’auteur a de l’estime pour la petite propriété, et il ne s’en cache pas ; mais il ne soutient aucune thèse et il a rassemblé, sans parti-pris, tous les documens qui peuvent instruire sur les origines, l’état actuel et les conséquences du morcellement du sol en France. Il a joint à cette étude principale des notes singulièrement précieuses sur la situation de la propriété rurale dans divers autres pays.

Plus que tout autre, M. Alfred de Foville était propre à la tâche laborieuse et délicate qu’il a entreprise. Il jouit d’une réputation bien établie et incontestée parmi les économistes d’Europe et d’Amérique. Il se tient au premier rang des statisticiens contemporains. Nul n’a plus de conscience dans ses recherches, de pénétration et de sûreté dans ses rapprochemens, de sagacité aussi et de prudence dans ses conclusions. À ces dons toujours rares du vrai savant il joint un réel mérite littéraire ; c’est un plaisir imprévu de trouver des séries de chiffres présentées et