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mixte. Les ut bémol, naturel, dièse, tombent aussi drus, aussi durs que la grêle ; et sur le dernier de tous, sur les mots : Ah ! viens, l’artiste s’arrête triomphant, comme sur un ennemi terrassé.

Violenter ainsi ce duo, c’est le déshonorer et presque l’anéantir. Par un privilège rare, la phrase idéale : Tu l’as dit, exprime avec la même mélodie deux sentimens contraires : le paroxysme de la tendresse chez Raoul, de l’épouvante chez Valentine. Chantée, vociférée pareillement par celui qui tressaille d’amour et par celle qui frémit d’horreur, elle perd cette dualité singulière qui fait une de ses beautés. Il y a plus : dans la partie de Raoul, dont le ton est presque toujours caressant, une modulation géniale amène avec ces paroles : par le encore, un développement, un épanouissement de pensée, auquel doit correspondre un épanouissement de voix. M. Duc ignore ou dédaigne ces nuances, et les contrastes les plus clairement indiqués ; c’est ainsi qu’il jette sur le mot : Ah ! souvenir fatal, un cri dont l’effet est forcément annulé par tant de cris déjà prodigués ; l’artiste ne s’éveille pas d’un rêve délicieux, il continue de s’agiter dans un bruyant cauchemar. Mais qu’importe ? Ici comme tout à l’heure le public trépigne, et semble prendre à tâche de faire mentir la promesse évangélique : Heureux les doux, car ils posséderont la terre !

Irons-nous jusqu’au bout? Écouterons-nous Valentine haletante épuiser dans la magnifique profession de foi du cinquième acte les restes d’une voix tombée et d’une ardeur éteinte? Dirons-nous que les réponses des deux amans à l’interrogatoire nuptial sont récitées en couplets de vaudeville, que les trompettes étouffent les voix dans le chœur des meurtriers ; que Marcel, au début de la vision, n’a ni le geste ni la voix inspirée ; que ce trio splendide est conduit comme un quadrille, et que, grâce à de telles exécutions, les chefs-d’œuvres périraient, s’ils pouvaient périr ? — Nous en avons dit assez : assez pour justifier nos reproches, assez, hélas ! pour être sans doute accusé de sévérité systématique et de malveillance universelle ; assez enfin, et ce serait notre seul regret, pour offenser, pour affliger peut-être. Le rôle de la critique est ingrat, et son devoir cruel, lorsque au nom des intérêts même les plus sacrés, il faut qu’elle parle en toute franchise, qu’elle brûle pour essayer de guérir, qu’elle risque de heurter l’orgueil d’un homme, ou de contrister une âme de femme. Elle ne le fait que par amour de cet idéal supérieur que tous, artistes ou critiques, nous devons adorer au dedans et défendre au dehors ; de cet idéal que nous voudrions voir mieux compris et plus aimé de ceux qui vivent le plus près de lui ; de cet idéal qui nous donne nos joies et nos peines, et qui, comme les dieux, réclame parfois des victimes.


CAMILLE BELLAIGUE.