ordinaire. Des vieux clavecinistes aux auteurs contemporains, tous les maîtres ont passé sous ces doigts merveilleux, nous ne dirons pas sous ces yeux, puisque l’étonnant musicien joue toujours par cœur. On ne trouverait peut-être pas aujourd’hui dans le monde musical un pareil prodige de mémoire.
Si, dans l’interprétation de Beethoven, M. Rubinstein lui-même ne nous a pas pleinement satisfait, c’est que certaines sonates du maître resteront toujours, selon nous, à des hauteurs inaccessibles : l’idée ici défie toute exécution ; nul piano, nul pianiste ne peut la rendre. La sonate dédiée à la comtesse Juliette est parmi ces chefs-d’œuvre inabordables, où le génie demande des sons « que la terre n’a pas. » En revanche, M. Rubinstein a jeté des clartés inattendues sur la seconde partie de l’œuvre 111, gigantesque page, souvent sublime, souvent obscure, que Beethoven intitule : Arietta ! Pour suivre sans la perdre jamais ni la laisser perdre à l’auditeur cette pensée toujours présente, mais parfois cachée, il faut être soi-même un grand penseur.
Quant à Schumann, à Chopin, M. Rubinstein les interprète avec un style incomparable. Rien ne peut exprimer l’élévation et la simplicité de son jeu dans la Marche funèbre, son énergie foudroyante dans le finale qui suit, dans ces gammes roulantes et ces crescendo mugissans qui vous feraient presque vous lever comme pour les voir. Avec une force de géant, M. Rubinstein a des grâces de femme : il frappe et caresse tour à tour. Il a de l’orchestre avec la puissance, la variété des timbres et les sonorités à longue portée, même dans la douceur : « Auprès de lui, disait un pianiste, nous avons tous l’air de joueurs d’accordéon. » Et, de fait, après un tel virtuose, après un tel musicien, on n’en saurait écouter un autre : il n’est pas le premier, il est le seul et nous sommes heureux d’offrir à sa maîtrise souveraine l’hommage de notre profonde admiration.
CAMILLE BELLAIGUE.