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monumentale par les dimensions comme par l’exécution. C’est là, en réalité, sur ce terrain d’un abord sans doute plus facile, mais tout plein encore de mines inexplorées, que se porte le mouvement le plus actif de toute l’école moderne, aussi bien en France qu’à l’étranger. L’évolution de cet art nouveau devient d’autant plus intéressante à suivre que les artistes du dehors et que nos artistes nationaux y apportent, avec une curiosité et une sensibilité croissantes, une émulation de jour en jour plus sérieuse et plus vive.

Ce qui manque à beaucoup de ces observateurs naturalistes, souvent doués d’une franchise remarquable, pour faire d’excellens ouvrages, c’est la science nécessaire à tous, celle qui s’acquiert par des études sérieuses et par des expériences réitérées, la science du dessin et celle du tableau. Savoir donner, dans l’air ambiant, aux taches colorées qu’y produisent les hommes et les choses, leur juste place et leur valeur réelle, c’est quelque chose, c’est même beaucoup ; cela ne suffit pourtant pas à leur donner leur forme et leur relief, sans lesquels ces taches ne sont que de vaines apparences. Savoir saisir, dans la réalité, comme un instrument de précision bien ajusté, un coin de nature ou un groupe de figures dans l’exacte proportion de ses lignes et dans les véritables valeurs de ses colorations, c’est un art déjà difficile, mais ce n’est point encore savoir faire un tableau. Le tableau définitif, le tableau saisissant, le tableau complet n’existe que lorsque l’intelligence personnelle a suffisamment combiné les élémens vrais pris dans la nature pour en faire un tout indissoluble et complet, et ce tout se trouve alors si indissoluble et si complet, qu’on ne saurait, sans en compromettre tout l’effet, en changer ni les dimensions, ni l’ordonnance, ni la tonalité. Quand il est excellent, on ne peut même s’imaginer qu’il aurait pu être fait autrement, ou plus grand ou plus petit, ou plus vide ou plus rempli. L’idée irréalisable qu’on peut et qu’on doit exécuter entièrement son tableau d’après nature, soit devant un modèle indifférent dont la pose annihile le mouvement, soit devant un paysage dont les apparences changent à chaque seconde au gré du ciel, est une des idées les plus fausses qui puissent rapetisser la conception et refroidir l’exécution. Autant l’étude partielle du morceau doit être poussée avec scrupule devant la nature, autant l’ordonnance du sujet et son achèvement définitif doivent être combinés, en dehors et à côté d’elle, en pleine liberté d’esprit.

Cet art difficile et nécessaire de savoir faire un tableau assure à ceux qui le possèdent, même lorsque leur manière peut paraître vieillie ou démodée, une suprématie qu’il est facile de constater