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aviez à décider une question de droit, vous vous adresseriez sans doute à des jurisconsultes… Et si pourtant le plus habile médecin de la Belgique venait vous dire : Vos jurisconsultes se trompent ; ne croyez pas ce qu’ils vous disent sur ce point de droit, car j’ai un avis contraire… Tâtez-moi le pouls, docteur, et parlons, s’il vous plaît, de ma fièvre (on rit) : voilà certainement ce que vous lui diriez, ce que je n’ose pas dire, moi, à M. L’avocat-général ; » et quelques instans après, répondant à l’avocat de la partie civile : « Mon adversaire a cru devoir me dire, comme si je ne le savais pas, que nous sommes dans le pays de la logique. C’est une vérité qu’il s’est chargé de dire, mais qu’il ne s’est pas également chargé de prouver. » Ces traits abondent, acérés, étincelans, rapides ; ils rempliraient un livre, et, si l’on entreprend d’en citer quelques-uns, on n’est jamais sûr de s’arrêter à temps.

Quand on a tant d’esprit, on n’est pas réduit à n’avoir que de l’esprit. C’est ainsi que Chaix d’Est-Ange, s’il s’agit de convaincre plutôt que de charmer le jury, s’offre à nous sous un nouvel aspect. En un clin d’œil, il s’est transformé en debater invincible, ne laissant rien à la fortune de ce qu’il peut lui ôter par conseil et par prévoyance. Dufaure ou Paillet n’eût pas mieux argumenté dans l’affaire Donon-Cadot. Mais faut-il persuader plutôt que convaincre, comme dans l’affaire Caumartin ? Il indigne, il émeut, il transporte. Les portraits de la victime et de l’accusé, qu’il présente tour à tour au jury du Brabant, pourraient être signés de la Bruyère ; le récit du meurtre est comparable aux plus belles « narrations » de l’éloquence antique ; la péroraison, dans laquelle le défenseur met tout à coup en scène un parent de la victime, jadis entraîné par elle dans un duel inégal où il a succombé, et fait intervenir la justice divine pour réparer les défaillances de la justice humaine, est une des plus dramatiques qui aient jamais été prononcées. Mais le chef-d’œuvre du maître reste encore, à notre avis, la défense de La Roncière, accusé par Berryer. La discussion est d’une vigueur extraordinaire, qu’elle porte sur le premier point : La Roncière a-t-il pu écrire les lettres anonymes ? ou sur le second : A-t-il pu pénétrer par escalade dans la maison de la partie civile et commettre l’attentat qui lui est reproché ? Quand il expose soit les contradictions de la plaignante, soit certains aveux de son client, soit certaines invraisemblances de l’horrible scène, il atteint les dernières limites de l’art oratoire. Berryer, on s’en souvient, s’était déclaré trop honnête homme pour comprendre des « machinations » qu’il ne pouvait pas expliquer. La riposte est supérieure à l’attaque. Comme Chaix d’Est-Ange démontre que nul n’a le droit, sous prétexte qu’il est honnête, d’accuser sans expliquer ! Avec quelle incroyable