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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/696

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tard, il se vantait d’être arrivé à ses fins; on ne lui contestait plus son succès, on ne le classait plus parmi les fats et les outrecuidans : « Vous ne sauriez vous figurer quel empire j’exerce aujourd’hui sur la chambre et quel silence se fait quand je me lève pour parler. « Il avait gagné partie, revanche et le tout. Désormais le dandy, le charlatan était pris au sérieux.

L’honneur d’être devenu en peu de temps l’un des orateurs les plus écoutés, les plus goûtés, les plus applaudis de la chambre des communes ne pouvait suffire à sa dévorante ambition. Il aspirait aux premiers rôles, il voulait être ministre, et les chefs du parti tory lui faisaient des difficultés, ils hésitaient à acheter ses services au prix qu’il en demandait. On le considérait comme un brillant général de cavalerie, comme le premier homme du monde pour exécuter une charge à fond de train, pour engager de vives escarmouches, pour piller les convois de l’ennemi et le couper de ses communications. Mais on le croyait incapable de préparer un plan de campagne, on lui refusait le don de la stratégie et des grandes combinaisons. Il se plaignait qu’on ne l’appréciât pas à sa juste valeur, qu’on lui fît attendre les récompenses qu’il pensait avoir méritées, il savait qu’en politique on ne se fait estimer et respecter qu’à la condition d’être craint. A plusieurs reprises, il mit à ses amis le marché à la main; il leur prouva qu’il avait l’honneur chatouilleux et que ses rancunes étaient dangereuses : « Qu’on essaie de me mordre, on trouvera mon talon d’acier, disait-il... Le seul moyen d’assurer son avenir est de prendre de bonne heure une bonne situation dans la vie en ne laissant rien passer; personne ne pourra se vanter de m’avoir offensé impunément. »

Sir Robert Peel, qui admirait la verve et les talens de ce jeune ambitieux, mais qui n’avait pour son caractère qu’une médiocre considération, eut à se repentir de l’avoir pris de trop haut avec lui. Dans la fameuse séance du 15 mai 1846, où fut discuté le bill d’importation des céréales, Benjamin Disraeli soulagea l’amertume de son cœur en déchargeant sa bile sur le grand homme d’état qu’il avait regardé longtemps comme son chef et son patron. Il lui reprocha d’avoir passé sa vie à se convertir aux idées de ses adversaires quand elles pouvaient servir à son ambition : — « Lorsque j’examine la carrière du ministre qui a tenu une si grande place dans l’histoire parlementaire de ce pays, je trouve que ce très honorable gentleman a toujours trafiqué des idées et des inventions de son prochain. Sa vie a été une grande clause d’appropriation. Il est le pillard de l’intelligence des autres. Fouillez dans l’Index de Beatson; depuis les jours de Guillaume le Conquérant jusqu’à la fin du dernier règne, il n’y a pas un homme d’état qui ait pris d’aussi grandes libertés avec le bien d’autrui... Vous êtes, disait-il en finissant, un de ces maquignons de la politique qui achètent leur parti dans les prix doux et qui le revendent très cher. »