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on respectait au moins la victoire de la passion sur elle-même. Mais nous, en abolissant jusqu’au souvenir même de ces distinctions, nous n’avons laissé subsister que celles que la fortune peut mettre entre les hommes, et nous avons détruit toutes les autres inégalités sociales pour accroître d’autant la plus inévitable, il est vrai, mais aussi la moins respectable, la plus lourde et la plus insolente de toutes. C’est l’esprit même de la démocratie. Dans nos sociétés modernes, il est rigoureusement vrai qu’il n’y a que l’argent qui mette une différence entre les hommes et que tout le reste n’est rien, — naissance, éducation, travail, génie même, — si quelques millions ne s’y joignent. Je disais l’autre jour que ce n’avait pas été la moindre habileté d’Hugo, le moindre trait de son génie que d’avoir su durer au-delà de quatre-vingts ans ; j’aurais pu dire aussi bien que nous ne lui savons guère moins de gré d’être mort millionnaire. Nous n’aimons pas seulement l’argent, nous le respectons, il nous impose ; et si nous avons peine, selon le mot de Pascal, à ne pas regarder quelqu’un comme un autre homme, ce n’est plus « le grand seigneur dans son sérail, entouré de quarante mille janissaires, » c’est le riche Jay Gould et le « richissime » Vanderbilt.

Nous pouvons ajouter que, dans ces anciennes sociétés, d’une manière générale, et sauf l’exception que formait en France, par exemple, une trentaine de fermiers-généraux, la fortune, comme la noblesse, représentait quelque chose d’autre, si je puis ainsi dire, et de plus qu’elle-même. Elle était vraiment une force sociale, parce qu’elle était une force morale. On s’enrichissait lentement. L’aïeul avait cultivé la terre de ses propres mains, le père hasardait son modeste héritage dans le petit commerce ou dans la petite industrie, le fils achetait une charge ou un office et si, durant ce temps, ils ne s’étaient départis ni les uns ni les autres d’une étroite parcimonie, d’un esprit héréditaire de sagesse, d’ordre et d’activité, le petit-fils, qui naissait riche, pouvait alors commencer une grande fortune. De telle sorte que la richesse représentait ainsi, non-seulement, comme je crois que disent les économistes, le travail accumulé de trois ou quatre générations, mais encore toutes les vertus modestes qui perpétuent l’amour du travail dans une même famille, et quelque chose enfin de plus haut, de plus noble, de plus rare que tout cela : le sacrifice de l’égoïsme à l’intérêt, la considération, la dignité du nom. J’essaie ici d’expliquer ce qu’il y avait de respectable dans ces anciennes fortunes. On ne s’inclinait pas devant la richesse, mais comme au souvenir des vertus dont elle était vraiment le symbole. Et, à mon tour, c’est pourquoi je voudrais que l’on m’expliquât aujourd’hui la Bourse et la spéculation, ce que la fortune représente de légitime quand elle n’est plus la conquête et le fruit du travail et de l’économie, comment et tout d’un coup les mil-