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Midi et demi. — c’est l’heure où le vieil empereur met le visage à la fenêtre. On a bien souvent décrit le palais : ce n’est qu’une maison, une des plus ordinaires qui se trouvent « sous les Tilleuls; » Guillaume Ier en a fait l’acquisition au temps où il n’était que prince ; montant en grade avec lui, elle est devenue palais royal, puis impérial. Elle se compose d’un rez-de-chaussée élevé, auquel on accède par un perron, d’un premier étage et d’une frise percée de quarts de fenêtre. Il n’y a point de rideaux au premier étage ; de la rue, on aperçoit les appliques avec leurs bougies et quelques pièces d’ameublement. Au rez-de-chaussée, un tout petit rideau voile la partie inférieure de la vitre ; s’il n’était pas là, l’empereur ne pourrait faire un mouvement sans être vu.

Il est debout, en uniforme comme toujours, la torsade d’or sur l’épaule. Il ne regarde pas les cent personnes qui sont venues là pour le voir apparaître à heure fixe, comme nos badauds s’arrêtaient jadis au Palais-Royal pour entendre le canon solaire. Il lit des papiers avec attention. Il n’a pas du tout l’air d’être là exprès; on dirait qu’il s’est approché du jour, comme nous ferions, vous et moi, pour mieux voir. À cette distance, c’est au plus un sexagénaire et sa haute taille semble à peine affaissée.

C’est une tradition de la maison que le roi se montre ainsi à son peuple tous les jours. Frédéric le Grand choisissait le moment où il se faisait la barbe : il suspendait à une espagnolette son miroir, et se rasait devant le public. Comédie ! dira-t-on. D’accord, mais c’est une nécessité du métier de souverain que de donner des représentations : celles que donnent les rois de Prusse ne coûtent pas cher.

L’empereur est dans sa quatre-vingt-neuvième année. Après avoir été l’homme le plus impopulaire de l’Allemagne, il y est aujourd’hui aimé, admiré, vénéré. Même les loyalistes des pays annexés en 1866 concilient avec la fidélité qu’ils gardent à leurs souverains le respect pour l’empereur. Une dame de Hanau me disait un jour qu’elle considérait comme un crime abominable l’annexion de la Hesse-Cassel. Le roi de Prusse étant passé par Hanau en 1869, elle ne voulut point que ses filles figurassent dans le cortège qui se rendait au-devant de lui ; mais, quand le même personnage revint en 1871, ces demoiselles revêtirent leurs robes blanches, passèrent en sautoir le ruban aux trois couleurs allemandes, et les longues tresses sur l’épaule, la corbeille de fleurs en mains, allèrent, avec toutes les jeunes filles de la ville, saluer l’empereur. Leur mère n’avait point oublié pourtant son légitime seigneur, et elle tenait toujours le roi de Prusse pour un usurpateur; mais, au-dessus de son prince exilé comme au-dessus de tous les princes allemands, roi de Prusse compris, elle plaçait l’empereur.