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outre comme imprégnés, ces chants bucoliques et guerriers, d’un parfum de trèfle et de pommiers en fleur ; en les écoutant, on voyait passer des scènes d’idylle à travers la mêlée des révolutions ; ils électrisèrent les âmes et les rafraîchirent à la fois, ils vinrent à l’heure voulue. Peut-être l’œuvre entière de Whittier ne fera-t-elle pas appel à l’admiration de tous les temps, mais, comme le caractère même de l’homme, elle fut le résultat d’une crise qui n’eut rien que de grandiose. Aucune question n’a jamais affecté les destinées d’un peuple plus que cette question de l’esclavage qui a dicté à Whittier les Voix de la liberté. Il y consacra sa vie commencée en 1807, et qui, couronnée par une sorte de canonisation que décerne d’ordinaire la seule postérité, s’achève vénérable dans le recueillement.

Qu’on se figure la ferme natale, une ferme construite en bois, au milieu de la vaste étendue des terres défrichées ; la mère, économe, charitable, assise devant son rouet ou son métier à tisser. Peu de chose à lire, sauf la Bible et le journal hebdomadaire ; en fait d’instruction, ce que l’on peut attraper à l’école du district, aucun écho du monde extérieur, sauf quand il passe dans le village quelque colporteur ou une bande de musiciens ambulans. Malgré l’austère régime moral de la Société des Amis, l’imagination se développait chez John Greenleaf Whittier. Le hasard fit tomber entre ses mains une édition à bon marché de Burns, et les premiers tâtonnemens de sa plume attestent l’imitation du poète écossais. Comme lui, du reste, il aurait pu dire : « Le génie de la poésie me surprit à la charrue et jeta sur moi son manteau inspirateur. » Une de ses pièces de vers envoyée à la Free Press de Newburyport, que dirigeait alors Garrison, fut fort appréciée par cet homme de cœur et d’énergie. En acquérant un peu d’instruction supplémentaire et en enseignant lui-même, ce qui est toujours le meilleur moyen pour apprendre, Whittier put débuter dans le journalisme. Son premier livre de légendes en prose et en vers avait paru quand Garrison lança un journal : le Libérateur, dont le but avoué était l’émancipation immédiate et sans conditions. Garrison devint le guide et l’allié du poète, qui ne demandait qu’à poursuivre quelque but héroïque. Comme l’a fait très justement observer Bryant, si, par la suite, des opinions antiesclavagistes affirmées avec éclat suffirent souvent à aplanir devant un écrivain le chemin du succès, il en était tout autrement alors ; elles provoquaient au contraire la haine et le mépris d’une grande majorité. Mais le quaker avait dans ses veines le sang des défenseurs du pauvre et de l’opprimé ; il s’élança dans l’arène avec fougue, et conquit ainsi des lauriers comparables à ceux que les Hongrois ont décernés à Petœfi. Secrétaire de la première convention antiesclavagiste, il signa la Déclaration des