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possible d’imaginer de plus extravagant… Ces extravagances étaient toujours relatives aux ennemis dont il se croyait entouré, et aux pièges combinés et compliqués dans lesquels il se croyait enchaîné. » Si d’ailleurs le témoignage de Corancez paraissait peut-être suspect, — parce que Corancez a besoin de la folie de Rousseau pour prouver son suicide, — il suffirait d’ouvrir un Traité des maladies mentales. On y verrait d’abord que, de tous les symptômes ordinaires de la lypémanie, c’est à peine s’il en manque un ou deux dans le cas de Rousseau, et on y apprendrait ensuite que, « dans un grand nombre de cas, la lypémanie passe à l’état chronique et devient un délire habituel dont le malade n’est pas autrement tourmenté. » Longtemps niée, sur la fausse ou incomplète idée que l’on se faisait de l’aliénation mentale, et niée malgré l’évidence, — car, si ce n’est pas dans les Confessions ou dans les Rêveries, elle éclate aux yeux dans ces Dialogues bizarres qu’il a intitulés : Rousseau juge de Jean-Jacques, — la folie de Rousseau ne saurait être aujourd’hui douteuse. Il était ou il devint fou, non pas au sens vague et général du mot, mais au sens propre, au sens pathologique ; et ses chefs-d’œuvre n’y font rien, si même sa folie n’explique la nature, le caractère et l’influence de quelques-uns d’entre eux.

Car il n’y aurait pas lieu, comme on pense bien, de tant insister sur la folie de Rousseau, si l’on n’en devait tirer des conséquences, et pour l’histoire de son œuvre ou de son influence encore plus que pour celle de sa vie. La folie de Rousseau n’a certes pas été la condition, et encore moins la matière, l’étoffe de son génie ; mais, du seul fait de sa folie, il s’est insinué jusque dans les chefs-d’œuvre eux-mêmes de Rousseau je ne sais quoi de malsain, un principe d’erreur et de corruption ; et comme c’en était le plus facile à saisir, c’est aussi ce que l’on a le plus fidèlement, le plus fréquemment imité de Rousseau. Les preuves en abonderaient, et j’aimerais à les développer. Tel est ce droit souverain de la passion qu’il n’a peut-être pas proclamé le premier, mais qu’il a fait bien pis, en essayant de le justifier, et qui, dans la vérité de la vie de ce monde, comme on peut le voir tous les jours, mène ceux qui le suivent au crime, à la folie ou à la mort, et ne les a jamais menés, ne les mènera jamais que là. Il n’y a de « belles » passions que comme il y a de « belles » maladies ou de « beaux » crimes ; et toute passion, de sa nature, est mauvaise, n’étant effectivement qu’ouvrière de trouble et conseillère d’iniquité. Telle est encore cette dilatation du moi dont il est le premier exemple, mais non pas le plus illustre ni le plus scandaleux, dilatation monstrueuse, anormale, toujours essentiellement morbide, et dont la moindre conséquence, en détruisant le sentiment de l’humaine solidarité, ne va pas à moins qu’à la destruction du principe même des sociétés. Toute société repose parmi les hommes sur le sacrifice d’une part