Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’eux-mêmes, et sur l’abdication des volonté a particulières au profit d’une œuvre commune. Et tel serait peut-être encore ce sentiment de la nature dont on fait honneur à Rousseau comme de sa grande découverte. Car, s’il faut aimer la nature, ce ne doit pas être jusqu’à nous y confondre, ni surtout jusqu’à nous conformer aux leçons d’indifférence et d’immoralité qu’elle nous donne. Que serait-ce enfin si de là je passais aux conceptions politiques ou sociales du citoyen de Genève ? Depuis cent ans et plus, nous n’avons pas fait attention qu’en suivant l’impulsion de Rousseau, nous avions pris un malade pour guide. Et, en restreignant l’observation à la seule histoire de la littérature, s’il y a tant de folie mêlée à la grandeur du romantisme, c’est la « faute à Rousseau » comme on disait jadis, et avec vérité, mais c’est la faute surtout de sa folie. Oui, la folie même de Rousseau, plus que tout le reste peut-être, a contribué à son succès en son temps, à son influence dans le nôtre ; et ses fanatiques peuvent bien préférer cette folie, s’ils le veulent, à la sagesse de ce monde, mais au moins faut-il savoir que c’est de la folie.

En analysant le livre de M. Maugras j’ai tâché de le compléter, ou, plus modestement, d’indiquer sur quels points il gagnerait à être complété. La critique biographique, — je le répète en terminant parce qu’il s’agit en effet de sa perpétuelle illusion, — la critique biographique n’existe pas par elle-même, ni surtout pour elle-même, puisque enfin et quoi que l’on en dise, elle ne s’occuperait seulement pas de Voltaire et de Rousseau, s’ils n’étaient les auteurs de leurs œuvres. Les hommes tiennent trop de place dans le livre de M. Maugras, les œuvres n’y en ont pas assez ; et les faits y abondent, mais les idées y sont plus rares. Voilà ce que c’est que d’avoir jadis trop fréquenté chez Mme d’Épinay. Cette aimable femme était un peu « caillette, » comme disait Voltaire, et elle avait les plus beaux yeux noirs, mais peu de plomb dans la tête. M. Maugras, qui a hérité d’elle sa haine contre Rousseau, ne lui devrait-il pas aussi le goût des petites histoires ? Que d’ailleurs il ne m’en veuille pas de le dire, puisque, comme il le sait, son livre, dans le temps où nous sommes, n’en pourra que mieux réussir. Qui ne donnerait aujourd’hui l’Essai sur les mœurs pour quelques fragmens des lettres de Voltaire à Mme du Châtelet ? ou le Contrat social avec la Nouvelle Héloïse pour celles de Jean-Jacques à Mme d’Houdetot ? Et moi-même je dois avouer que, si M. Maugras les retrouvait jamais, je m’empresserais de les lire.


F. BRUNETIERE.